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L’Homme Sauvage


La pluie tombait drue, inlassable, désespérante. L’auberge paysanne où j’attendais la fin de l’averse était déserte, sale et maussade, l’hôtesse vieille et revêche. Pas un journal à parcourir, pas un paysan à faire causer pour tuer le temps. L’ennui, le morne ennui m’accablait lentement, quand un homme entra, dans lequel je pressentis aussitôt un être pas ordinaire.

Malgré la pluie qui alourdissait son manteau, la boue épaisse qui engluait ses guêtres, malgré ses mains gourdes et rouges, malgré son visage ruisselant, il semblait être d’excellente humeur, et me salua d’un vibrant et joyeux : « B’jour, sieurs dames ! » bien que je fusse absolument seul. L’hôtesse ayant montré sa face maussade derrière le comptoir, il commanda un verre de vin, puis, au moment de le porter à ses lèvres, le lâcha et le rattrapa à dix centimètres du sol, sans qu’une goutte de liquide s’en fût échappée. Il en prit le bord entre ses dents, but d’un trait sans le secours de ses mains, lâcha le verre de nouveau, se baissa pour le ramasser, et se releva tenant deux verres vides au lieu d’un. Tout cela était fait très tranquillement, comme la chose la plus naturelle du monde. La cabaretière considérait d’un œil ahuri et méfiant ces extraordinaires manigances. L’homme lui