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M. Ingres au Salon. Grand sujet d’inquiétude pour moi, qui ne vois ni n’entends rien. Je voudrais bien m’y voir dans ce Salon. Je me jugerais bien, moi, cependant ; ce que vous m’en dites à mon égard est assez tranquillisant. Quant à la petite Rivière, le procédé de Denon ranime la haine que je lui portais [1].

J’ai confiance en votre jugement, vous le savez ; je vous demande donc toujours la même franchise dans

  1. Les Immortels ont des haines éternelles. Celle qu’Ingres avait vouée à Denon, dès 1806, hérita-t-elle plus tard de l’immortalité de ces deux Académiciens dont le plus jeune succéda à l’autre ? L’Indépendance Belge du 30 mai 1898, parlant d’Ingres à propos du Portrait de M. Bertin qui fit son entrée au Musée du Louvre à cette date, publie une lettre inédite adressée, en 1854, à un ami de Bruxelles par Mme Paul Lacroix, femme du bibliophile Jacob, et cousine d’Ingres lui-même. Cette lettre donne quelques détails sur le caractère rancuneux du grand peintre montalbanais.

    «… Ingres est très causeur et très rageur. Il me racontait que la critique le rendait fou ; qu’on lui avait fait beaucoup de mal, que sa mémoire était si rancuneuse qu’elle se souvenait des moindres mots hostiles écrits contre lui depuis cinquante ans, qu’il exécrait ses ennemis et que, s’il leur arrivait malheur ça lui faisait du bien. Il se disait alors : « Je n’aurais pas eu le courage, peut-être, de me venger, mais, heureusement, je le suis quand même ! »

     » Il m’a avoué encore que l’homme qui l’avait le plus persécuté, c’était Denon et, justement, c’est celui-là qu’il a remplacé à l’Académie. Le jour de l’enterrement de Denon, Ingres, à ce qu’il m’a dit, le suivit jusqu’au cimetière pour voir mettre le corps dans la fosse et il s’approcha tout près avant qu’on couvrît le cercueil de terre, afin d’être bien sûr que c’était fini. Puis, il aurait dit, avec un dernier regard à la fosse : « Bien ! bien… ! C’est bien ! Il y est, cette fois ; il y restera ! » En s’asseyant pour la première fois dans le fauteuil académique de son ennemi mort, le terrible homme avait éprouvé une joie ineffable, il en convenait. Et tout cela dit avec l’air doux qui est le sien… »

    Ingres, ajoute ce journal, pensait avec Vitellius que le corps d’un ennemi mort sent toujours bon… et son fauteuil aussi.