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presser le pas quand ils arriveraient à la fameuse travée des tableaux de Rubens. Affaire de principes et de discipline scolaire, pensera-t on. Mais Ingres, se trouvant là lui-même, seul et pour son propre compte, on peut croire qu’il les regardait et les admirait mieux que quiconque.


Le graveur italien Calamatta revenait plusieurs fois à parler mal de Rembrandt, qu’il appelait Moussu Rénbran devant Moussu Ingres. Un jour qu’il insistait trop sur le refrain, pendant qu’Ingres restait courbé et absorbé sur son travail, celui-ci se redressant se retourne tout à coup et proclame :

— Monsieur Rembrandt ! Moussu Rénbran !… Eh bien ! sachez que, vous et moi, nous ne sommes à côté de lui que de la petite… Saint-Jean !


« Voilà le patron ! » firent un jour, d’une seule voix r tous les élèves de l’atelier d’Ingres, en s’appliquant chacun subitement ou en faisant semblant de s’appliquer à sa besogne. Effectivement, le patron, dont on avait signalé le pas dans l’escalier, fit son entrée, escorté du massier. Il salua brusquement son monde et alla s’asseoir à peu près droit devant le chevalet d’un nouveau venu, un brave jeune homme fort distingué de sa personne, à l’aspect doux, à l’attitude profondément émue et respectueuse, et qui perpétrait naïvement (le malheureux !) la plus scandaleuse débauche d’académie, d’après le modèle vivant. Le professeur, grave, soucieux, examine longtemps et garde un silence troublant, écrasant même pour tout l’atelier. Enfin, lentement il compte :

— Un, deux, trois, quatre, cinq et six !…

Puis, levant la tête et le doigt vers le modèle qui pose, il recompte, comme en collationnant :

— Un, deux, trois, quatre, cinq !… C’est tout… Voyons ! Ai-je la berlue ? Comptons encore, comptons mieux,