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— Quoi ! vous n’apercevez pas votre fortune, à dix pas ? Oh ! la délicieuse enfant. Tenez ! elle vous a vu. Elle frissonne de plaisir dans sa mantille, à vous entendre. Bon ! voilà la mantille par terre. Allez donc la ramasser ?

— Ramasser la ?… Ramasser quoi ?… Que voulez-vous que je ramasse ?…

— La mantille, parbleu ! Mais dépêchez-vous donc. Vous n’avez pas vos gants ? Tenez ! les miens. Soyez galant, que diable !

» Ahuri par la tarabustade, n’y voyant goutte et ne sachant pas davantage où je courais, je roule en boule vers les pieds du chevalet où Delacroix m’a lancé, j’y prends d’un geste gauche l’étoffe qui s’y trouve et, sur un ton plus idiot encore, je la présente à la « belle personne » en question, qui n’est autre qu’une Anglaise très prude. Alors cette Albionne pudibonde de me rabrouer avec un tintamarre d’invectives, paroles françaises sur accent britannique : « Oh yes !… Quoi ?… Qu’est-ce ?… Vô parlez à moi ?… Je ne parle pas à vô !… Insolent, malappris ! shoking ?… » Aux clameurs de la nymphe surprise et indignée, les voûtes du Musée résonnent, comme l’écho dans une grotte. Tous les copistes des environs relèvent pinceau et baguette, pour venir faire cercle autour de nous. Les gardiens des salles sont déjà sur nos talons :

— Vite ! termine Delacroix. Il ne nous reste plus qu’à partir.

… Quand nous fûmes arrivés à son atelier, il m’en fit les honneurs. Ici, je trouverais les couleurs, là les pinceaux ; et plus loin, dans un tiroir secret dont il m’indiqua la clef, quelques caoutchoucs imperméables, de fabrication anglaise aussi, dont ma sagesse comprendrait et apprécierait l’usage, à l’occasion…

— Et vous savez, ajouta-t-il insolemment, lorsque Mélie viendra poser, si je ne suis pas à l’atelier, recevez-la pour votre compte. Vous êtes chez vous.