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Pour tant de hâte qu’il y employât, son tableau n’était pas encore terminé quand le Salon de 1824 s’ouvrit officiellement. Quelques pestiférés des Massacres de Scio n’y étaient pas assez verdis par la mort et il les laissa retomber, ça et là, dans l’ombre affreuse des pâles survivants qui ajoutaient un si sinistre aspect à cette horrible scène.

Mme Lancelot et les autres précieuses douairières du bas-bleuisme officiel de cette époque, passant par là le jour du vernissage, hésitèrent, entre se trouver mal tout simplement ou tomber dans les bras de Guérin, — le maître humilié de cet épouvantable élève. Ingres, qui triomphait assez justement dans ce même Salon avec son Vœu de Louis XIII, arriva aussi devant Scio et ne se gêna pas outre mesure. Faisant mine de s’asseoir sur un pot, il esquissa par cette expressive mimique l’idée que l’onomatopée de ce nom d’île (prononcez Chio) éveillait tout à coup dans ses petits souvenirs linguistiques. Il traduisit ainsi, par ce seul geste, toute la considération que ce maître du dessin au repos professerait longtemps pour le maître du mouvement en couleur. Quant à Gros, ce fut tout rouge que, séance tenante, appelant l’audacieux Delacroix devant son œuvre, il eut le courage de se fâcher :

— C’est vous, Monsieur, qui faites cela ? En plein Salon, de l’aveu même d’un grand maître, le traître était connu et dénoncé : Delacroix, embarquant la révolution des couleurs dans sa houleuse Barque de Dante, avait follement pensé l’introduire dans la mer plate de l’Académie du dessin, sous le manteau du bon Virgile qui ne pensait pas recouvrir sous ce chef-d’œuvre, un si perfide transfuge. Mais notre peintre d’enfer avait compté sans son Cerbère ; et l’Académie, réveillée par la voix fulminante de Gros, résolut de veiller dorénavant mieux aux portes.