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route solitaire et affranchie où il voulut marcher seul, resterait incomparable avec tout autre et bien identique à lui-même. Un corps long et nerveux, comme ses ambitions illimitées et soutenues, qui s’entretenait à l’ouvrage, du matin jusqu’au soir, avec deux sous de café dans le ventre et qui ne pouvait peindre qu’avec un diable-au-corps le repoussant à trois mètres loin de sa toile après chaque coup de pinceau jeté là, comme en passant, comme en courant, en vent d’orage. Un tranquille et un satisfait, Delacroix ? Jamais de la vie, par exemple ! Écoutez plutôt le commencement de ses déboires, au début même de sa carrière artistique et au lendemain de ce premier succès, qui lui semblait déjà insupportable.

Et l’aimable vieillard de poursuivre son récit avec cette éloquence et cette correction de phrases que j’ai beaucoup de peine à remplacer dans cette interprétation probablement insuffisante et dont le seul mérite tiendra dans son exactitude, pour les lacunes que le Journal d’Eugène Delacroix présente et que l’heureuse mémoire de ce providentiel survivant aura suffi peut-être à combler.

— C’est que, répondit-il, cette période artistique de 1824, que j’ai vécue intimement et presque toujours en compagnie de Delacroix, quel peintre l’aurait envisagée d’une âme froide et quel écrivain se fût assez possédé pour en décrire, sans défaillance, l’immense et lumineuse phase. Ne vous étonnez pas que Delacroix, dans son Journal naissant alors, n’y ait consigné d’une plume rapide que ses dépenses d’atelier et que ses réflexions d’artiste. Le reste eût demandé la froideur d’un esprit que l’ardeur de la lutte n’eût pas emporté trop loin, et l’art d’une parole aussi habile à peindre sur la page que le pinceau sur la toile, les merveilleux chefs-d’œuvre qu’une pléiade de géants, sortant d’une