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encore et doutait de la réalité, l’artiste courut frapper à l’atelier de Gros. Celui-ci était installé, rue de l’Ancienne-Comédie, en face du café Procope, dans le foyer même où jouèrent autrefois Molière, La Champmeslé et Adrienne Lecouvreur. Les souvenirs que le passé laissait encore aux murs de cette glorieuse maison, et surtout la pensée généreuse du maître illustre dont l’élève improvisé venait le remercier humblement, furent autant de sujets d’émotion qui frappèrent à la poitrine d’Eugène Delacroix, un peu plus fortement que la main de celui-ci ne fit à la porte du baron. Car cette porte, lente à s’ouvrir, s’entrebâillait à peine pour laisser sévèrement passer par l’embrasure une voix rauque et presque dure, qui disait :

— Qui est là ?

— C’est moi, Monsieur ! osa ajouter le visiteur, sans oser encore se nommer. Je venais vous remercier de…

— De quoi, voyons !

— D’avoir fait recevoir mon tableau au Salon.

— Votre tableau ! Quel tableau ? Il y a tant de tableaux !

— Monsieur, c’est celui pour lequel vous avez pris la peine de faire mettre un cadre.

— Possible !… Je ne m’en souviens plus. Votre nom ?…

— Eugène Delacroix !

Aussitôt, à ce nom, la porte s’ouvre toute grande, et, haut dans sa belle prestance d’officier supérieur en bourgeois, Gros d’apparaître tout entier sous le cadre superbe de l’immense atelier qui s’éclairait derrière lui. La Peste de Jaffa, la Bataille d’Eylau et tant d’autres pages merveilleuses de l’épopée napoléonienne que l’État, redevenu Bourbon, avait prié l’artiste d’emmagasiner chez lui jusqu’au retour d’un autre Bonaparte, étaient là. Et Gros, comme stupéfait à la vue de ce jeune homme du premier poil que l’émotion et la reconnaissance faisaient pâlir de visage et hésiter de la voix :