Page:Ingres d’après une correspondance inédite, éd. d’Agen, 1909.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 155 —

— Oui, Monsieur !… répond-elle, presqu’aussi étonnée que vous du souvenir que vous en gardez encore.

Et, sans vous inviter à faire antichambre sous l’orme, elle vous prie de monter aussitôt jusqu’au premier étage, où toutes les portes restent ouvertes. Vous traversez un étroit cabinet de toilette meublé de sa table et de son pot-à-eau seulement ; et, tout au fond, c’est l’unique chambrette du bon vieillard qui vous reçoit. Grand, fort, musclé, comme un de ces innombrables géants que son crayon michelangelesque s’opiniâtra toute sa vie à dessiner pour des cartons précieux que le Panthéon diffère d’utiliser encore, l’artiste, haut dans sa carrure herculéenne, attend aussi sans impatience et encore droit, au milieu de cette chambre où sa tête olympique, à peine blanchie de cheveux se déroulant en boucles, touche et étaye le plafond. Pour tous meubles autour de lui, un vieux fauteuil-bergère d’où il s’est relevé, un pouf moderne où il vous invite à vous asseoir près de lui, un bout de table ici pour le mouchoir du maître, là un lit de fer à rideaux de futaine où des fleurs rouges à trois sous le bouquet font ramage, plus loin une espèce de bibliothèque ou de commode basse où de vieux livres, — les anciens amis, — se reposent d’avoir tant vécu. Et partout, dans cette pièce à peu près nue, un air de malles faites et de voyageur prêt à partir, avec gaieté.

— C’est que, dit-il d’un ton joyeux que l’âge voile à peine et avec un langage choisi d’ancien temps qui laisse tant regretter la banalité d’expression de notre outrancier modernisme, c’est que je suis bien vieux ! Songez que je date du temps de Corot, de Charlet, de Barye, de Millet, de Flandrin, de Cogniet, de David d’Angers, de Géricault, de Gros, d’Ingres même et de mon inoubliable ami Eugène Delacroix.