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LE TRÉSOR DE BIGOT

père Latulippe. Ce dernier entre nos mains, ils savaient bien qu’il allait dévoiler le secret de la fosse du noyé. Ils ont alors sans doute décidé d’enlever mademoiselle Madeleine qui est la seule à pouvoir faire parler le centenaire. C’est un bon raisonnement. De cette façon, ils n’obtenaient pas le secret de la fosse du noyé ; mais ils m’empêchaient de l’obtenir. D’ailleurs, ils auraient sans doute tenté d’enlever de nouveau le père Latulippe.

— Ô mon Dieu ! S’ils avaient réussi à me faire prisonnière j’en serais morte, s’écria Madeleine.

Jules Laroche dit alors :

— Il faut que j’aille cette nuit visiter la caverne. Mon chien Café doit m’avoir suivi jusqu’à St-Henri, car je lui ai fait signe de venir, en partant de Québec. Je suis sûr qu’il m’attend aux alentours de la maison. Café et moi, nous visiterons la caverne. Tricentenaire va rester ici et ne se mettra au lit qu’à mon retour. Toute la nuit, il veillera sur la sécurité du notaire et de sa fille. Je crois bien que les bandits ne reviendront pas ; mais il vaut mieux prévenir que guérir, comme dit le proverbe.

Jules se préparait à sortir, mais il se ravisa. Appelant Madeleine à l’écart, il lui dit :

Pourriez-vous faire parler le père Latulippe ce soir ? Peut-être ses indications me seraient-elles précieuses pendant ma course nocturne.

— Je peux essayer et je crois que le vieux ne détestera pas parler. Généralement bien fin matois doit être celui qui veut lui arrêter la langue.

Puis s’adressant au père Latulippe :

— Le temps est venu de raconter à votre petite fille, dit-elle, le secret de la fosse du noyé. Demain, il sera peut-être trop tard. Car qui sait ? Ils auront commis un grand crime parce que vous serez tu…

— Tu veux que je parle devant tout ce monde ? interrogea le père Latulippe.

— Oui. Ce sont tous de nos amis.

— Bien, bien ; je t’ai promis le secret et le père Latulippe ne fait pas vaines promesses comme les députés. Il est comme monsieur le détective ; quand il promet, lui, il tient. C’est pourquoi me voici à St-Henri près de toi, petite.

Madeleine alla s’asseoir sur les genoux du vieillard, comme elle en avait l’habitude, et lui dit, sur le ton d’une fillette demandant un conte à son aïeul :

— Le secret, grand-père, racontez-moi le secret de la fosse du noyé.

Le vieux se recueillit et commença, comme il commençait toujours ses histoires, par ces mots :

— J’ai cent-un ans, mes enfants. J’en ai bien vu des choses dans ma vie. J’ai vu, à Québec, les petits chars traînés par des chevaux ; j’ai traversé le St-Laurent en chaloupe ; j’ai vu le temps où le pont de glace prenait à tous les hivers entre Québec et Lévis. Quand j’étais jeune, il n’y avait pas de téléphone, d’aéroplanes, pas de bateaux-passeurs sur le fleuve ; mais bon sang ! nous étions plus heureux ! Les jeunesses étaient plus honnêtes et les gens avaient plus de religion. Malheureusement tout s’en va à la ruine. Et je demande à Dieu qu’il ne nous envoie pas la fin du monde avant que je meure.

Jules réprima un sourire.

Enfin le vieillard entra dans le vif de son sujet :

— J’avais 19 ans, continua-t-il, et j’étais un fier gars bien planté, mesurant six pieds et un pouce. J’avais fait mon premier hiver en chantier dans les hauts du St-Maurice. Mais cet hiver-là, j’avais travaillé sur l’Etchemin. C’était le printemps. La débâcle s’était faite et nous suivions les billots sur la rivière. À un endroit, entre St-Henri et Pintendre, les billots bloquèrent. C’est alors que je vis sur la rive escarpée de l’Etchemin un gros anneau de fer qui servait au flottage. Je n’y fis pas attention sur le coup ; mais cet anneau s’est gravé dans ma mémoire quelques minutes plus tard quand je m’y accrochai pour sauver ma vie. On avait fait sauter le blocus à la dynamite et les billots étaient partis, descendant la rivière à une rapidité vertigineuse. Cet anneau m’avait sauvé la vie ; sans lui, j’aurais été précipité dans le courant rapide et, comme il y a une chute à peu de distance de l’endroit, ma mort était certaine. Quand je revins chez nous, je racontai l’histoire à mon grand-père qui dit connaître bien l’endroit : « Mais c’est tout près de la fosse du noyé », s’écria-t-il. Il nous raconta alors l’histoire suivante : Ah ! il y a bien, bien longtemps de ça. Le grand-père de mon grand-père n’était peut-être pas né. Et cependant je suis vieux. Des sauvages Hurons avaient élevé une petite fortification sur le bord de la rivière Etchemin, non loin de Pintendre. La tribu vivait là, de chasse et de pêche. C’était un poste d’avant-garde chargé de surveiller l’entrée du territoire huron. Un jour, une tribu iroquoise arriva à l’improviste. Cependant, bien que pris par surprise, les Hurons repoussèrent victorieusement l’attaque de leurs ennemis. Un jeune Iroquois fut fait prisonnier. Mon grand-père disait qu’il était beau à donner la chair de poule