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LE MASSACRE DE LACHINE

« Quelle réponse le chef blanc attend-il de moi ? répondit le prisonnier. Le chef blanc connaît le Serpent et ne me connaît pas ; il ne me croira pas après que son ami a parlé !

— Le prisonnier dit vrai, cria le Serpent. Le chef blanc serait fou de croire un Iroquois.

Le prisonnier sourit d’un air narquois : « Demandez au Serpent, dit-il au marquis, si c’est une hache d’Iroquois ou une hache de Huron qui fit cette marque sur sa joue gauche le jour où, dans sa fuite, il se détourna pour regarder en arrière. Mais il y a dix ans de cela, et le Serpent a peut-être oublié l’époque, l’endroit où il fut blessé et l’homme qui le frappa. Je vais lui rafraîchir la mémoire sur ces trois points. C’était à l’époque où, en l’absence de nos braves, il vint faire la guerre à nos femmes et à nos enfants. Le lieu était notre village, à Michilimakinac. L’homme qui l’a blessé dans sa fuite n’était autre que moi-même. Voyez cette cicatrice : voilà le coup porté par un brave à un lâche ». En achevant ces paroles, le guerrier captif se dressa de toute sa taille ; un sourire de triomphe anima ses traits, et il montra le poing au Serpent avec un air d’audacieuse menace.

Le Serpent ne put pas supporter plus longtemps les railleries de son adversaire. Prenant son tomahawk à sa ceinture, il allait se jeter sur son ennemi désarmé, quand un jeune officier qui avait suivi la foule dans la salle du conseil et observé avec attention les mouvements du Serpent, s’élança en avant du sauvage et, prompt comme l’éclair, lui arracha l’arme redoutable. L’indien confondu sembla, pour un instant, vouloir se jeter sur l’officier ; mais il y avait dans l’attitude du jeune homme quelque chose qui l’avertit de renoncer à cette tentative. Le prisonnier tint quelques instants ses yeux noirs fixés sur son sauveur, puis, croisant les bras sur sa poitrine, il dit en langue Huronne quelques mots que, par bonheur pour l’avancement du jeune officier, le marquis de Denonville ne comprit pas.

S’adressant à l’officier qui venait de prévenir une effusion de sang sous les yeux du représentant du roi de France, le marquis lui dit : « M. Henri de Belmont, le gouverneur de la Nouvelle-France vous félicite de votre bravoure et de votre présence d’esprit. Pareil acte ne sera pas oublié ».

Le vétéran M. de Callières qui ne perdait jamais une occasion d’encourager un jeune officier ou de dire un mot en faveur des colons, ajouta : « Oui, M. le marquis, c’est là une belle action. Mais je suis sûr que le lieutenant de Belmont, avant que la campagne ne soit terminée, se signalera par des actions encore plus éclatantes. Il faut des hommes nés dans la colonie pour tenir tête aux Sauvages. Ces hommes ont en outre de la bravoure française, une connaissance parfaite des mœurs des races aborigènes, et leurs services en sont d’autant plus précieux ».

Le lieut. de Belmont ne put trouver de paroles pour remercier M. le marquis et M. de Callières, et il se hâta de quitter la salle du conseil.

« Il est temps, dit le marquis, de terminer cette affaire. Demandons encore au prisonnier pourquoi il se trouvait dans le voisinage du fort Cataraqui, et, si ses intentions étaient bonnes, pourquoi sa démarche semblait tellement suspecte. Qu’en dites-vous, M. de Callières ? Vous connaissez ces gens mieux que la plupart d’entre nous.

M. le marquis, répondit le vétéran, je crois que le prisonnier est Huron et non pas Iroquois. De plus, les Hurons sont nos amis, et je crois que le prisonnier n’avait d’autre but que d’exercer une vengeance personnelle sur quelqu’habitant du fort ou des environs. Je crois qu’il voulait se venger du Serpent. Mais quels que fussent ses motifs, c’est un brave, et, s’il était exercé et civilisé, il ferait un excellent soldat.

— Mais, demanda le marquis, s’il avait de justes raisons de plainte contre le Serpent ou toute autre personne, je ne puis comprendre pourquoi il n’est pas venu franchement me demander justice. Le roi, mon maître, m’a donné instruction de protéger également les sauvages amis et les colons. »

« Nul doute, M. le marquis, reprit M. de Callières, mais je dois informer M. le marquis qu’un sauvage — non pas celui-ci en particulier, mais chacun d’eux — n’ira jamais demander vengeance à personne tant qu’il verra une chance sur cent de se donner satisfaction lui-même. Il croit qu’il y a infiniment plus de gloire à atteindre son but par la force ou par la ruse, qu’à demander ouvertement satisfaction, quand même il serait sûr de l’obtenir. Mais, si M. le marquis le désire, je ferai une ou deux questions au prisonnier ».

Le marquis consentit, et le prisonnier, qui évidemment avait compris la conversation, se détourna et fixa M. de Callières. Le vétéran,