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LE MASSACRE DE LACHINE

les champs de bataille de l’Europe, siégeait près de M. le marquis de Denonville. À l’époque dont il s’agit, aucun officier de la colonie n’avait plus d’expérience et d’habileté militaires que M. de Callières. Récemment encore, il avait été stationné sur l’île Sainte-Hélène, vis-à-vis Montréal, pour former un corps qui devait opérer contre les Iroquois. Il attendait maintenant avec impatience l’ouverture d’une campagne dans laquelle, s’il eut eu le commandement en chef, les colons auraient entièrement démembré la confédération des Iroquois. Le chevalier de Vaudreuil prenait aussi part aux délibérations : il avait vaillamment combattu en Flandre et venait d’amener en Canada un renfort de huit cents hommes. Les autres membres du conseil étaient Lavaltrie, Berthier, Grandville et Longueuil, chefs des quatre bataillons de la milice canadienne, lesquels, après s’être organisés sur l’île Sainte-Hélène, s’étaient rendus, dans quatre cents canots, jusqu’au fort Cataraqui.

Le plan de campagne était fort simple : traverser le lac Ontario et, après avoir débarqué sur la côte sud, attaquer et détruire en détail chacun des cantons des Cinq Nations de la confédération iroquoise.

Le conseil allait lever la séance lorsqu’un grand tumulte à l’extérieur et des vociférations sauvages vinrent jeter l’émoi dans la salle ; chacun fut debout en un instant et porta la main à son épée. Au bout de quelques instants, la cause du tumulte devint évidente. Des sauvages abénaquis, au service du marquis de Denonville, traînaient dans la salle du conseil un autre sauvage qu’ils venaient de faire prisonnier. Par ordre du gouverneur, ils relâchèrent le captif qui, sans faire attention au sang qui coulait d’une blessure à son bras gauche, se leva, et après avoir jeté sur les officiers présents un coup d’œil de parfaite indifférence, lança au chef des Abénaquis un regard de haine et de profond mépris. Le prisonnier, qui portait le costume des Hurons, était un beau jeune homme haut de près de six pieds. Il aurait pu fournir à un sculpteur le type de l’athlète de la forêt. La poitrine largement développée, les muscles accentués, les flancs élancés indiquaient un coureur agile et infatigable. Mais la figure attira par-dessus tout l’attention du gouverneur et de ses officiers. Le front, au lieu d’être bas et large, comme c’est généralement le cas chez les naturels du pays, s’élevaient en forme admirablement régulière. Deux petits yeux noirs, toujours en mouvement, interrogeaient chaque figure dans la salle et examinaient chaque objet. Le nez et la bouche avaient à peu près les formes communes chez les tribus sauvages : le nez, de la forme régulière, était assez proéminent, la bouche était petite, et les lèvres, minces, se tenaient presque constamment serrées. En somme, cette figure dénotait la force de caractère, la ruse, la faculté de l’observation rapide, une obstination et une ténacité indomptables.

Dès que le conseil fut revenu de sa surprise, le président demanda au chef des Abénaquis dans quelles circonstances le prisonnier avait été capturé et à quelle nation il appartenait. Le personnage auquel s’adressaient ces questions s’avança près du prisonnier. C’était un homme dépassant un peu la force de l’âge, de taille moyenne, mais bâti comme un géant. Il était évidemment aussi fort que le prisonnier, mais n’avait pas son agilité. Son front bas sur lequel les cheveux tombaient jusqu’aux sourcils, une cicatrice profonde sur la joue gauche, une bouche énorme, à la fois sauvage et sensuelle, lui donnaient un aspect féroce bien en rapport avec sa réputation. On le nominait « le Serpent », et une grossière image de ce reptile, tatouée sur la partie supérieure de la poitrine, rendait encore son aspect plus répugnant. Le prisonnier et lui se lançaient des regards de haine violente, et les membres du conseil, familiers avec les mœurs des sauvages, ne tardèrent pas à s’apercevoir que le souvenir de vieilles inimitiés était encore vivace dans le cœur de ces deux enfants de la forêt.

D’une voix agitée par la passion et la colère, le Serpent informa le président du conseil que le prisonnier avait été surpris rôdant dans les broussailles sur le bord du lac : qu’il avait dû atteindre par eau l’endroit où il se cachait ; qu’il avait fait une résistance désespérée, tué un Abénaquis et blessé deux autres avant que l’on pût s’emparer de lui. Finalement, que c’était un espion iroquois déguisé sous le costume d’une nation amie, les Hurons.

À cette dernière assertion, le prisonnier ne sut plus se contenir, et d’une voix tremblante de rage :

« Chien d’Abénaquis, tu mens ! Le lâche aperçoit son ennemi à cent milles de distance. C’est ainsi que tu vois un Iroquois dans un Huron. »

Le Serpent grinça des dents, mais ne répondit pas.

Le marquis, surpris de cette altercation et étonné d’entendre le prisonnier parler le français, lui demanda pourquoi il s’était rendu au fort en cachette, et s’il appartenait réellement à la confédération des Iroquois.