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LE MASSACRE DE LACHINE

tiens, pour éviter de se livrer à une joie excessive dans leurs fêtes, plaçaient toujours un squelette dans leurs salles de festins. Maintenant, par un raisonnement qu’il serait trop long d’expliquer ici, je suis arrivé à la conviction que l’âme — ou plutôt le principe vivifiant du lieut. Vruze — a dû habiter jadis le corps qui a fourni le plus laid de tous les squelettes qui jamais tempérèrent la gaieté d’un banquet égyptien. »

Un franc éclat de rire accueillit cette saillie, qui portait d’autant mieux que l’homme à qui elle s’adressait était d’une laideur accomplie et, en même temps, le caractère le plus sottement vaniteux que l’on pût rencontrer au fort.

« Je voudrais bien savoir, observa le capitaine Lavaltrie qui désirait changer la conversation, quelles sont les intentions du marquis de Denonville au sujet de la députation d’Iroquois qui est venue au fort il y a quelques jours pour arranger les préliminaires d’un traité de paix ?

— Il ne nous appartient guère, dit le capitaine Berthier, de critiquer la conduite du gouverneur ; mais je ne comprends pas pourquoi il retient ces hommes depuis près d’une semaine au fort sans leur dire s’ils auront la paix ou la guerre.

— Peut-être, fit observer le capitaine de Grandville, les conditions proposées par les chefs des Iroquois donnent beaucoup à réfléchir à M. le marquis.

— Je ne considère pas la chose à ce point de vue, remarqua le capitaine Longueuil. Le gouverneur a eu le temps de se décider à ouvrir la campagne contre les Iroquois. Tout est prêt et, nous pourrions partir demain. Tel étant le cas, je ne vois pas pourquoi les chefs Iroquois n’ont pas encore de réponse aux propositions qu’ils ont faites. Quelqu’un a-t-il vu ces sauvages dernièrement ?

— Moi, dit le lieut. de Belmont, j’ai accompagné M. Tambour cette après-midi, avec notre quartier-maître, à l’endroit où ils sont détenus.

— Et que pensent-ils des retards qu’on leur fait subir ? demanda le capitaine de Longueuil.

Ils disent qu’on les a trompés, répliqua de Belmont.

— Et j’ai entendu l’un d’eux dire, interrompit M. Tambour, qu’ils croyaient que les délégués seraient mis à mort. »

À ce point de la conversation, M. de Callières entra. Il paraissait en colère et comme s’il venait de subir une grande contrariété.

« Messieurs, dit-il brusquement, vous connaissez tous les chefs Iroquois qui sont venus, il y a quelques jours, pour négocier un traité de paix. »

M. de Callières, répondit M. de Longueuil, nous parlions d’eux lorsque vous êtes entré.

— Eh bien ! on les a mis aux fers : demain, avant le lever du soleil, ils seront envoyés à Québec et de là en France, dit le vétéran.

Les officiers se regardèrent avec étonnement, mais personne ne dit mot.

« Je me suis opposé à cette décision du gouverneur, presqu’au point de me quereller avec lui, dit M. de Callières. Je lui ai représenté qu’en traitant ainsi leurs chefs, nous nous rendrions les Iroquois mille fois plus hostiles encore. J’ai dit au marquis que le roi désapprouverait certainement un pareil acte et que tous les colons en frémiraient. Il m’a répondu que ses actes étaient sanctionnés par le roi. Je suis allé jusqu’à défier le marquis de me montrer les preuves de cette sanction. Il a pris dans son bureau particulier, une lettre portant le cachet royal. Je l’ai lue et il ne me restait rien à répliquer. Maintenant, messieurs, qui de vous consentira à escorter, par eau, ces chefs Iroquois jusqu’à Québec ? Ils doivent quitter le fort avant le lever du soleil. »

Les officiers ne répondirent pas.

« Voyons, messieurs, il me faut une réponse », dit le vétéran avec impatience.

Le capitaine de Lavaltrie répondit : « Je ne crois pas, M. de Callières, que vous trouviez ici un seul officier disposé à se charger d’une pareille mission.

— Je n’attendais pas moins, dit le vétéran que ce refus satisfaisait évidemment. Mais il me faut un volontaire à tout prix. En attendant, je vous conseillerai de vous retirer dans vos quartiers et de dormir autant que vous pourrez ; car bientôt, peut-être, vous n’aurez pas le loisir de dormir quand vous voudrez. »

On se rendit à cet avis ; quelques instants plus tard, les officiers s’étaient retirés et on avait éteint les lumières dans la salle à manger.