Page:Hugues - Alexandre Corréard, de Serres, naufragé de la Méduse.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui nous venait à peu près du travers, donnait à notre radeau une position presque perpendiculaire, en sorte que, pour faire contrepoids, on était obligé de se précipiter sur le côté soulevé par la mer. Les soldats et les matelots, effrayés par la présence d’un danger presqu’inévitable, ne doutèrent plus qu’ils fussent arrivés à leur dernière heure. Ils résolurent d’adoucir leurs derniers moments en buvant jusqu’à perdre la raison.

« Les fumées du vin ne tardèrent pas à porter le désordre dans des cerveaux déjà affaiblis par la présence du danger et par le défaut d’aliment. Ainsi excités, ces hommes, devenus sourds à la voix de la raison, voulurent entraîner dans une perte commune leurs compagnons d’infortune ; ils manifestèrent hautement l’intention de se défaire des chefs qui, disaient-ils, voulaient mettre obstacle à leur dessein, et de détruire ensuite le radeau en coupant les amarrages qui en unissaient les différentes parties. Un d’eux s’avança, armé d’une hache, et commençait déjà à frapper sur les liens. Ce fut le signal de la révolte. Des officiers s’avancèrent pour retenir ces forcenés. Celui qui était armé de la hache dont il osa les menacer fut tué d’un coup de sabre. Cet homme était asiatique et soldat dans un régiment colonial. Une taille colossale, les cheveux courts, le nez extrêmement gros, une bouche énorme et un teint basané, lui donnaient un air hideux. Les révoltés tirèrent leurs sabres et ceux qui n’en avaient point s’armèrent de couteaux. Nous nous mîmes en défense. Un des rebelles leva le fer sur un officier. Il tomba à l’instant percé de coups. Bientôt le combat devient général, le mât se brise et peu s’en faut qu’il ne casse la cuisse au capitaine Dupont, notre commandant, qui reste sans connaissance. Les soldats se saisissent de lui et le jettent à la mer. Nous nous en apercevons et nous le sauvons. Nous le déposons sur une barrique d’où il est arraché par les séditieux qui cherchent à lui crever les yeux avec un canif. Excités par tant de cruauté, nous ne gardons plus de ménagement. Nous chargeons les révoltés avec furie. Nous traversons, le sabre à la main, les lignes qu’ils forment, et