Page:Hugo Rhin Hetzel tome 3.djvu/137

Cette page n’a pas encore été corrigée


Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, qu’il y a, dans ces deux petites phrases si courtes, la clef des deux hommes et la nuance des deux convictions ? Ludlow était un penseur ; il avait déjà oublié le roi mort, et ne voyait plus que le peuple émancipé. Broughton était un ouvrier ; il ne songeait plus au peuple, et avait toujours présente à l’esprit cette rude besogne de jeter bas un roi. Ludlow n’avait jamais vu que le but, Broughton que le moyen. Ludlow regardait en avant. Broughton regardait en arrière. L’un est mort ébloui, l’autre harassé.

Comme je quittais ces deux tombes, une troisième épitaphe m’a attiré, longue et solennelle apostrophe au voyageur gravée en or sur marbre noir, comme celle de Ludlow. Mon pauvre Louis, à côté de toute grande chose il y a une parodie. Près des deux régicides il y a un apothicaire. C’est un respectable praticien appelé Laurent Matte, fort honnête et fort charitable homme d’ailleurs, qui, parce qu’il lui est arrivé de faire fortune à Libourne et de se retirer du commerce à Vévey, veut absolument que le passant s’arrête et réfléchisse sur l’inconstance des choses humaines : Morare parumper, qui hac transis, et respice rerum humanarum inconstantiam et ludibrium.

Si jamais tombe emphatique a été ridicule, c’est à coup sûr celle qui coudoie les deux pierres sévères sous lesquelles Ludlow et Broughton gisent avec leurs mains sanglantes.

Le soir, ― c’était hier, ― je me suis promené au bord du lac. J’ai bien pensé à vous, Louis, et à nos douces promenades de 1828, quand nous avions vingt-quatre ans, quand vous faisiez Mazeppa, quand je faisais les Orientales, quand nous nous contentions d’un rayon horizontal du couchant étalé sur Vaugirard. La lune était presque dans son plein. La haute crête de Meillerie, noire au sommet et vaguement modelée à mi-côte, emplissait l’horizon. Au fond, à ma gauche, au-dessous de la lune, les dents d’Oche mordaient un charmant nuage gris perle, et toutes sortes de montagnes fuyaient tumultueusement dans la vapeur. L’admirable clarté de la lune calmait tout ce côté violent du paysage. Je marchais au bord même du flot. C’était la nuit de l’équinoxe. Le lac avait cette agitation fébrile qui,