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journée, on arrive à cet instant où l’on a en soi tout ensemble quelque chose d’éveillé et quelque chose d’endormi, où le corps fatigué se repose déjà, où la pensée opiniâtre travaille encore, où il semble que le sommeil se sente vivre et que la vie se sente sommeiller. Tout à coup un bruit perce l’ombre et parvient jusqu’à vous, un bruit singulier, inexprimable, horrible, une espèce de grondement fauve, à la fois menaçant et plaintif, qui se mêle au vent de la nuit et qui semble venir de ce haut cimetière situé au-dessus de la ville où vous avez vu le matin même les onze gargouilles de pierre de l’église écroulée de Saint-Werner ouvrir la gueule comme si elles se préparaient à hurler. Vous vous réveillez en sursaut, vous vous dressez sur votre séant, vous écoutez. — Qu’est cela ? — C’est le crieur de nuit qui souffle dans sa trompe et qui avertit la ville que tout est bien et qu’elle peut dormir tranquille. Soit ; mais je ne crois pas qu’il soit possible de rassurer les gens d’une manière plus effrayante.

À Lorch on peut être réveillé d’une façon encore plus dramatique.

Mais d’abord, mon ami, laissez-moi vous dire ce que c’est que Lorch.

Lorch est un gros bourg d’environ dix-huit cents habitants, situé sur la rive droite du Rhin et se prolongeant en équerre le long de la Wisper, dont il marque l’embouchure. C’est la vallée des contes et des fables ; c’est le pays des petites fées sauterelles. Lorch est placé au pied de l’Échelle du Diable, haute roche presque à pic que le vaillant Gilsen escalada à cheval pour aller chercher sa fiancée, cachée par les gnomes sur le sommet du mont. C’est à Lorch que la fée Ave inventa, disent les légendes, l’art de faire du drap pour vêtir son amant, le frileux chevalier romain Heppius, — lequel a donné son nom à Heppenheim. Il est remarquable, soit dit en passant, que, chez tous les peuples, et dans toutes les mythologies, l’art de tisser les étoffes a été inventé par une femme ; pour les égyptiens, c’est Isis ; pour les lydiens, Arachné ; pour les grecs, Minerve ; pour les péruviens, Menacella, femme de Manco-Gapac ; pour les villages du Rhin, c’est la fée Ave. Les chinois seuls attribuent cette imagination à un homme,