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DURANDE ET DÉRUCHETTE

de poing magnifique, récitait des vers de la Henriade et devinait les songes. Il savait par cœur les tombeaux de saint-Denis, par Treneuil. Il disait avoir été lié avec le sultan de Calicut que les portugais appellent le zamorin. Si l’on eût pu feuilleter le petit agenda qu’il avait sur lui, on y eût trouvé, entre autres notes, des mentions du genre de celle-ci : « À Lyon, dans une des fissures du mur d’un des cachots de saint-Joseph, il y a une lime cachée ». Il parlait avec une sage lenteur. Il se disait fils d’un chevalier de Saint-Louis. Son linge était dépareillé et marqué à des lettres différentes. Personne n’était plus chatouilleux que lui sur le point d’honneur ; il se battait et tuait. Il avait dans le regard quelque chose d’une mère d’actrice.

La force servant d’enveloppe à la ruse, c’était là Rantaine.

La beauté de son coup de poing, appliquée dans une foire sur une cabeza de moro, avait gagné jadis le cœur de Lethierry.

On ignorait pleinement à Guernesey ses aventures. Elles étaient bigarrées. Si les destinées ont un vestiaire, la destinée de Rantaine devait être vêtue en arlequin. Il avait vu le monde et fait la vie. C’était un circumnavigateur. Ses métiers étaient une gamme. Il avait été cuisinier à Madagascar, éleveur d’oiseaux à Sumatra, général à Honolulu, journaliste religieux aux îles Gallapagos, poëte à Oomrawuttee, franc-maçon à Haïti. Il avait prononcé en cette dernière qualité au Grand-Goâve une oraison funèbre dont les journaux locaux ont conservé ce fragment : « … Adieu donc, belle âme ! Dans la voûte azurée des cieux où tu prends maintenant