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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

On l’avait surnommé Gilliatt le Malin.

Une fable de l’Inde dit : Un jour Brahmâ demanda à la Force : Qui est plus fort que toi ? Elle répondit : l’Adresse. Un proverbe chinois dit : Que ne pourrait le lion, s’il était singe ! Gilliatt n’était ni lion, ni singe ; mais les choses qu’il faisait venaient à l’appui du proverbe chinois et de la fable indoue. De taille ordinaire et de force ordinaire, il trouvait moyen, tant sa dextérité était inventive et puissante, de soulever des fardeaux de géant et d’accomplir des prodiges d’athlète.

Il y avait en lui du gymnaste ; il se servait indifféremment de sa main droite et de sa main gauche.

Il ne chassait pas, mais il pêchait. Il épargnait les oiseaux, non les poissons. Malheur aux muets ! Il était nageur excellent.

La solitude fait des gens à talents ou des idiots. Gilliatt s’offrait sous ces deux aspects. Par moments on lui voyait « l’air étonné » dont nous avons parlé, et on l’eût pris pour une brute. Dans d’autres instants, il avait on ne sait quel regard profond. L’antique Chaldée a eu de ces hommes-là ; à de certaines heures, l’opacité du pâtre devenait transparente et laissait voir le mage.

En somme, ce n’était qu’un pauvre homme sachant lire et écrire. Il est probable qu’il était sur la limite qui sépare le songeur du penseur. Le penseur veut, le songeur subit. La solitude s’ajoute aux simples, et les complique d’une certaine façon. Ils se pénètrent à leur insu d’horreur sacrée. L’ombre où était l’esprit de Gilliatt se composait, en quantité presque égale, de deux éléments obscurs tous deux,