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UNE MAUVAISE RÉPUTATION

personnage marin plus redoutable. Qui l’a vu fait naufrage entre une Saint-Michel et l’autre. Il est petit, étant nain, et il est sourd, étant roi. Il sait les noms de tous ceux qui sont morts dans la mer et l’endroit où ils sont. Il connaît à fond le cimetière océan. Une tête massive en bas et étroite en haut, un corps trapu, un ventre visqueux et difforme, des nodosités sur le crâne, de courtes jambes, de longs bras, pour pieds des nageoires, pour mains des griffes, un large visage vert, tel est ce roi. Ses griffes sont palmées et ses nageoires sont onglées. Qu’on imagine un poisson qui est un spectre, et qui a une figure d’homme. Pour en finir avec lui, il faudrait l’exorciser, ou le pêcher. En attendant, il est sinistre. Rien n’est moins rassurant que de l’apercevoir. On entrevoit, au-dessus des lames et des houles, derrière les épaisseurs de la brume, un linéament qui est un être ; un front bas, un nez camard, des oreilles plates, une bouche démesurée où il manque des dents, un rictus glauque, des sourcils en chevrons, et de gros yeux gais. Il est rouge quand l’éclair est livide, et blafard quand l’éclair est pourpre. Il a une barbe ruisselante et rigide qui s’étale, coupée carrément, sur une membrane en forme de pèlerine, laquelle est ornée de quatorze coquilles, sept par devant et sept par derrière. Ces coquilles sont extraordinaires pour ceux qui se connaissent en coquilles. Le roi des Auxcriniers n’est visible que dans la mer violente. Il est le baladin lugubre de la tempête. On voit sa forme s’ébaucher dans le brouillard, dans la rafale, dans la pluie. Son nombril est hideux. Une carapace de squames lui cache les côtes, comme ferait un gilet. Il se dresse debout au haut de ces vagues roulées