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Et les lyres, les luths, les clairons dont le cuivre
A l’air de se dissoudre en fanfare et de vivre,
Et l’orgue, devant qui l’ombre écoute et se tait,
Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait ;
Et ce triomphe était rempli d’hommes superbes
Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes,
Et dont les fronts dorés, brillants, audacieux,
Fiers, semblaient s’achever en astres dans les cieux.
Et, pendant qu’autour d’eux des voix criaient : — Victoire
À jamais ! à jamais force, puissance et gloire !
Et fête dans la ville ! et joie à la maison ! —
Je voyais, au-dessus du livide horizon,
Trembler le glaive immense et sombre de l’archange.

Ils s’épanouissaient dans une aurore étrange,
Ils vivaient dans l’orgueil comme dans leur cité,
Et semblaient ne sentir que leur félicité.
Et Dieu les a tous pris alors l’un après l’autre,
Le puissant, le repu, l’assouvi qui se vautre,
Le czar dans son Kremlin, l’iman au bord du Nil,
Comme on prend les petits d’un chien dans un chenil,
Et, comme il fait le jour sous les vagues marines,
M’ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines,
Et fouillant de son doigt de rayons pénétré
Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m’a montré
Des hydres qui rongeaient le dedans de ces âmes.

Et j’ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes ;
Leur visage riant comme un masque est tombé,
Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé,
Une naine hagarde, inquiète, bourrue,
Assise sous leur crâne affreux, m’est apparue.
Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux,
Je leur ai demandé : Mais qui donc êtes-vous ?
Et ces êtres n’ayant presque plus face d’homme
M’ont dit : — Nous sommes ceux qui font le mal ; et, comme