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Chèvres, brebis, béliers, paissent ; quand, sombre esprit,
J’apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit ;
Et moi, je la salue, elle étant l’innocence.
Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l’encense,
Bondissent, et chacun, au soleil s’empourprant,
Laisse aux buissons, à qui la bise le reprend,
Un peu de sa toison, comme un flocon d’écume.
Je passe ; enfant, troupeau, s’effacent dans la brume ;
Le crépuscule étend sur les longs sillons gris
Ses ailes de fantôme et de chauve-souris ;
J’entends encore au loin dans la plaine ouvrière
Chanter derrière moi la douce chevrière,
Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif
De l’écume, du flot, de l’algue, du récif,
Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,
Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,
S’accoude et rêve au bruit de tous les infinis,
Et, dans l’ascension des nuages bénis,
Regarde se lever la lune triomphale,
Pendant que l’ombre tremble, et que l’âpre rafale
Disperse à tous les vents avec son souffle amer
La laine des moutons sinistres de la mer.


Jersey, Grouville, avril 1855.