Page:Hugo - Les Contemplations, Nelson, 1856.djvu/278

Cette page a été validée par deux contributeurs.


J’étais un doux enfant, le grain d’un honnête homme.
Quand, plein d’illusions, crédule, simple, en somme,
Droit et pur, mes deux yeux sur l’idéal ouverts,
Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers,
Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve,
Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve ;
Mais vous disiez : Pas mal ! bien ! C’est quelqu’un qui naît !
Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait.

Je me rappelle encor de quel accent ma mère
Vous disait : bonjour. — Aube ! avril ! joie éphémère !
Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ?
Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois,
Ô baisers d’une mère ! Aujourd’hui, mon front sombre,
Le même front est là, pensif, avec de l’ombre,
Et les baisers de moins et les rides de plus !

Vous aviez de l’esprit, marquis. Flux et reflux,
Heur, malheur, vous avaient laissé l’âme assez nette ;
Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,
Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain,
Bien supporté le chaud et le froid du destin.
Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire.
Pigault-Lebrun allait à votre goût austère,
Mais Diderot était digne du pilori.
Vous détestiez, c’est vrai, madame Dubarry,
Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.
Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,
Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,
Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,
Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,
Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes,
Vous ne preniez souci des manants qu’on abat
Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.
Avant quatrevingt-neuf, galant incendiaire,
Vous portiez votre épée en quart de civadière ;