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Souvent, me rappelant le front étrange et pâle
De tous ceux que j’ai vus à cette heure fatale,
Êtres qui ne sont plus, frères, amis, parents,
Aux instants où l’esprit à rêver se hasarde,
Souvent je me suis dit : Qu’est-ce donc qu’il regarde,
Cet œil effaré des mourants ?

Que voit-il ? … — Ô terreur ! de ténébreuses routes,
Un chaos composé de spectres et de doutes,
La terre vision, le ver réalité,
Un jour oblique et noir qui, troublant l’âme errante,
Mêle au dernier rayon de la vie expirante
Ta première lueur, sinistre éternité !

On croit sentir dans l’ombre une horrible piqûre.
Tout ce qu’on fit s’en va comme une fête obscure,
Et tout ce qui riait devient peine ou remord.
Quel moment, même, hélas ! pour l’âme la plus haute,
Quand le vrai tout à coup paraît, quand la vie ôte
Son masque, et dit : Je suis la mort !

Ah ! si tu fais trembler même un cœur sans reproche,
Sépulcre ! le méchant avec horreur t’approche.
Ton seuil profond lui semble une rougeur de feu ;
Sur ton vide pour lui quand ta pierre se lève,
Il s’y penche ; il y voit, ainsi que dans un rêve,
La face vague et sombre et l’œil fixe de Dieu.


Biarritz, juillet 1843.