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On verra Tell songer dans quelque coin terrible ;
Et les iniquités, la violence horrible,
La fraude, le pouvoir du vainqueur meurtrier,
Cibles noires, craindront cet arbalétrier.
Assis à leur souper, car c’est leur crépuscule,
Et le jour qui pour nous monte, pour eux recule,
Les satrapes seront éblouissants à voir,
Raillant la conscience, insultant le devoir,
Mangeant dans les plats d’or et les coupes d’opales,
Joyeux ; mais par instants ils deviendront tout pâles,
Feront taire l’orchestre, et, la sueur au front,
Penchés, se parlant bas, tremblants, regarderont
S’il n’est pas quelque part, là, derrière la table,
Calme, et serrant l’écrou de son arc redoutable.
Pourtant il se pourra qu’à de certains moments,
Dans les satiétés et les enivrements,
Ils se disent : « Les yeux n’ont plus rien de sévère ;
Guillaume Tell est mort. » Ils rempliront leur verre,
Et le monde comme eux oubliera. Tout à coup,
À travers les fléaux et les crimes debout,
Et l’ombre, et l’esclavage, et les hontes sans nombre,
On entendra siffler la grande flèche sombre.

Oui, c’est là la foi sainte, et, quand nous étouffons,
Dieu nous fait respirer par ces pensers profonds.