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BUG-JARGAL.

Vous l’avez deviné, messieurs, reprit le capitaine. Vous comprenez sans peine qu’il ne me fut pas difficile d’obtenir de lui l’entrée du cachot du nègre. J’avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, dont la colère était encore toute flagrante, j’eus soin de ne m’y rendre qu’à l’heure où il faisait sa méridienne : tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j’arrivai à la porte du cachot. Thadée l’ouvrit et se retira. J’entrai.

Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n’était pas seul : un dogue énorme se leva en grondant et s’avança vers moi. « Rask ! » cria le noir. Le jeune dogue se tut, et revint se coucher aux pieds de son maître, où il acheva de dévorer quelques misérables aliments.

J’étais en uniforme : la lumière que répandait le soupirail dans cet étroit cachot était si faible que Pierrot ne pouvait distinguer qui j’étais.

« Je suis prêt, » me dit-il d’un ton calme.

En achevant ces paroles, il se leva à demi.

« Je suis prêt, répéta-t-il encore.

— Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers. »

L’émotion faisait trembler ma voix. Le prisonnier ne parut pas la reconnaître.

Il poussa du pied quelques débris qui retentirent.

« Des fers ! je les ai brisés ! »

Il y avait dans l’accent dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire : Je ne suis pas fait pour porter des fers. Je repris :

« L’on ne m’avait pas dit qu’on vous eût laissé un chien.

— C’est moi qui l’ai fait entrer. »

J’étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d’un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu’il comprit le sens de mes réflexions ; il se leva autant que la voûte trop basse le lui permettait, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient pu facilement passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de bananiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.

La surprise me rendait muet : tout à coup un rayon du jour éclaira vivement mon visage. Le prisonnier se redressa, comme s’il eût mis par mégarde le pied sur un serpent, et son front heurta les pierres de la voûte. Un mélange indéfinissable de mille sentiments opposés, une étrange expression de haine, de bienveillance et d’étonnement douloureux passa rapidement dans ses yeux. Mais, reprenant un subit empire sur ses pensées, sa physionomie en moins d’un instant redevint calme et froide, et il fixa avec indifférence son regard sur le mien. Il me regardait en face comme un inconnu.

« Je puis encore vivre deux jours sans manger, » dit-il.

Je fis un geste d’horreur : je remarquai alors la maigreur de l’infortuné. Il ajouta :

« Mon chien ne peut manger que de ma main ; si je n’avais pu élargir le soupirail, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu’il faut toujours que je meure.

— Non, m’écriai-je, non, vous ne mourrez pas de faim. »

Il ne me comprit pas.

« Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j’aurais pu vivre encore deux jours sans manger : mais je suis prêt, monsieur l’officier ; aujourd’hui vaut encore mieux que demain ; ne faites pas de mal à Rask. »

Je sentis alors ce que voulait dire son je suis prêt. Accusé d’un crime qui était puni de mort, il croyait que je venais pour le mener au supplice ; et cet homme, doué de forces colossales, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant : Je suis prêt !

« Ne faites pas de mal à Rask, » répéta-t-il encore.

Je ne pus me contenir

« Quoi ! lui dis-je, non-seulement vous me prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de mon humanité envers ce pauvre chien qui ne m’a rien fait ! »

Il s’attendrit, sa voix s’altéra.

« Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne, j’aime mon chien ; et, ajouta-t-il après un court silence, les tiens m’ont fait bien du mal. »

Je l’embrassai, je lui serrai la main, je le détrompai.

« Ne me connaissiez-vous pas ? lui dis-je.

— Je savais que tu étais un blanc, et pour les blancs, quelque bons qu’ils soient, un noir est si peu de chose ! d’ailleurs, j’ai aussi à me plaindre de toi.

— Et de quoi ! repris-je étonné.

— Ne m’as tu-pas conservé deux fois la vie ? »

Cette inculpation étrange me fit sourire. Il s’en aperçut, et poursuivit avec amertume :

« Oui, je devrais t’en vouloir. Tu m’as sauvé