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DEPUIS L’EXIL. — 1885.

À sept heures, la foule était aussi épaisse qu’au commencement de la journée ; mais, en vertu des décisions prises, le défilé devait s’arrêter. Bon nombre de ceux qui avaient attendu pendant deux ou trois heures voulurent néanmoins passer, malgré les gardes. Il s’ensuivit un tumulte, qui heureusement n’eut pas de suite. Les milliers de citoyens venus pour honorer une dernière fois le grand mort eurent bien vite repris leur attitude calme et digne.

On avait, à ce moment, de la place de la Concorde, un coup d’œil saisissant : l’avenue des Champs-Élysées noire et grouillante de foule ; au-dessus du rond-point de Courbevoie, les derniers feux du soleil couchant empourprant l’horizon, et l’Arc de Triomphe détachant sa masse sombre sur ce fond d’or et de flamme.


L’exposition nocturne du corps de Victor Hugo fut quelque chose de plus étonnant encore que tout le reste, et ceux devant lesquels cette vision a passé ne l’oublieront jamais.

Dans la soirée, la marée de la foule était revenue, plus énorme, s’il est possible, que dans le jour. À partir de neuf heures, les Champs-Élysées et toutes les avenues rayonnant autour de l’Étoile charriaient de véritables fleuves humains.

Ce que cette foule avait sous les yeux était inimaginable.

Par un merveilleux parti pris de lumière et d’ombre, on n’avait projeté de clarté, une clarté très vive, que sur un seul côté, le côté droit, de l’Arc de Triomphe. Tout autour, dans les lampadaires allumés, brûlait une flamme verdâtre. Sur la chaussée, au pied du cénotaphe déroulant ses profils lamés d’argent sur un ciel gris et triste, s’ouvrait une double haie de cuirassiers portant des torches. Reflétées par l’acier et le cuivre des casques et des cuirasses, toutes ces lueurs tremblantes brillaient et voltigeaient fantastiquement sur ces cavaliers noirs, superbes dans leur immobilité de statues. De même, sur la face de pierre impassible et morne de l’Arc de Triomphe, les longs plis flottants des drapeaux et des oriflammes se tordaient et s’échevelaient, comme désespérés, dans le vent.

À la beauté de ce tableau, l’immense bruit que faisait autour le peuple ajoutait la vie.

De près, il y a de tout dans ce bruit ; aux paroles d’admiration, de bénédiction et de recueillement se mêlent des cris, des appels vulgaires, — marchands d’oranges, vendeurs et déclamateurs de prétendues pièces de poésie, camelots colportant des médailles commé-