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SECONDE LETTRE À L’ESPAGNE

de croire qu’on est le propriétaire de l’homme qu’on achète ou qu’on vend ; on est son prisonnier. Il vous tient. Sa rudesse, sa grossièreté, son ignorance, sa sauvagerie, vous devez les partager ; sinon, vous vous feriez horreur à vous-même. Ce noir, vous le croyez à vous ; c’est vous qui êtes à lui. Vous lui avez pris son corps, il vous prend votre intelligence et votre honneur. Il s’établit entre vous et lui un mystérieux niveau. L’esclave vous châtie d’être son maître. Tristes et justes représailles, d’autant plus terribles que l’esclave, votre sombre dominateur, n’en a pas conscience. Ses vices sont vos crimes ; ses malheurs deviendront vos catastrophes. Un esclave dans une maison, c’est une âme farouche qui est chez vous, et qui est en vous. Elle vous pénètre et vous obscurcit, lugubre empoisonnement. Ah ! l’on ne commet pas impunément ce grand crime, l’esclavage ! La fraternité méconnue devient fatalité. Si vous êtes un peuple éclatant et illustre, l’esclavage, accepté comme institution, vous fait abominable. La couronne au front du despote, le carcan au cou de l’esclave, c’est le même cercle, et votre âme de peuple y est enfermée. Toutes vos splendeurs ont cette tache, le nègre. L’esclave vous impose ses ténèbres. Vous ne lui communiquez pas la civilisation, et il vous communique la barbarie. Par l’esclave, l’Europe s’inocule l’Afrique.

Ô noble peuple espagnol ! c’est là, pour vous, la deuxième libération. Vous vous êtes délivré du despote ; maintenant délivrez-vous de l’esclave.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 22 novembre 1868.