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et terrible. Au delà de ce groupe, les fantassins de la ligne et de la garde russe sont couchés épais comme des feuilles au milieu des cadavres.

« Sur la droite du retranchement est la route qui mène à la batterie des Deux-Canons. Le sentier passe à travers un fourré épais, mais le sentier est glissant de sang, et le fourré est couché contre terre et encombré de morts. La scène vue de la batterie est terrible, terrible au delà de toute description. Je me suis tenu sur le parapet vers neuf heures du soir, et j’ai senti mon cœur s’enfoncer comme si j’assistais à la scène même du carnage. La lune était à son plein et éclairait toute chose presque comme de jour. En face de moi était la vallée d’Inkermann, avec la Tchernaya serpentant gracieusement, entre les hauteurs, comme une bande d’argent. C’était une vue splendide qui, pour la variété et le pittoresque, pouvait lutter avec les plus belles du monde. Pourtant je ne me rappellerai jamais la vallée d’Inkermann qu’avec un sentiment de répulsion et d’horreur ; car autour de la place où je regardais étaient couchés plus de cinq mille cadavres. Beaucoup de blessés aussi étaient là ; et les lents et pénibles gémissements de leur agonie frappaient mon oreille avec une précision sinistre, et, ce qui est plus douloureux encore, j’entendais les cris enroués et le râle désespéré de ceux qui se débattaient avant d’expirer.

« Les ambulances aussi vite qu’elles pouvaient venir, recevaient leur charge de souffrants, et on employait jusqu’à des couvertures pour transporter les blessés.

« En dehors de la batterie, les russes sont couchés par deux ou trois les uns sur les autres. En dedans, la place est littéralement encombrée des gardes russes, du 55e et du 20e régiment. Les belles et hautes formes de nos pauvres compatriotes pouvaient être distinguées d’un coup d’œil, quoique les grands habits gris tachés de leur sang fussent devenus semblables à l’extérieur. Les hommes sont couchés comme ils sont tombés, en tas ; ici un des nôtres sur trois ou quatre russes, là un russe sur trois ou quatre des nôtres. Quelques-uns s’en sont allés avec le sourire aux lèvres et semblent comme endormis ; d’autres sont horriblement contractés ; leurs yeux hors de tête et leurs traits enflés annoncent qu’ils sont morts agonisants, mais menaçants jusqu’au bout. Quelques-uns reposent comme s’ils étaient préparés pour l’ensevelissement et comme si la main d’un parent avait arrangé leurs membres mutilés, tandis que d’autres sont encore dans des positions de combat, à moitié debout ou à demi agenouillés, serrant leur arme ou déchirant une cartouche. Beaucoup sont étendus, les mains levées vers le ciel, comme pour détourner un coup ou pour proférer une prière, tandis que d’autres ont le froncement hostile de la crainte ou de la haine, comme si vraiment ils étaient morts désespérés. La clarté de la