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Danube, la Tchernaïa, la mer Blanche et la mer Noire, le nord et le midi voient des villes, florissantes il y a quelques mois encore, s’en aller en cendre et en fumée. À l’heure qu’il est Sinope est brûlée, Bomarsund est brûlée, Silistrie est brûlée, Varna est brûlée, Kola est brûlée, Sébastopol brûle. À l’heure qu’il est, par milliers, bientôt par cent mille, les français, les anglais, les turcs, les russes, s’entr’égorgent en orient devant un monceau de ruines. L’arabe vient du Nil pour se faire tuer par le tartare qui vient du Volga ; le cosaque vient des steppes pour se faire tuer par l’écossais qui vient des highlands. Les batteries foudroient les batteries, les poudrières sautent, les bastions s’écroulent, les redoutes s’effondrent, les boulets trouent les vaisseaux ; les tranchées sont sous les bombes, les bivouacs sont sous les pluies ; le typhus, la peste et le choléra s’abattent avec la mitraille sur les assiégeants, sur les assiégés, sur les camps, sur les flottes, sur la garnison, sur la ville où toute une population, femmes, enfants, vieillards, agonise. Les obus écrasent les hôpitaux ; un hôpital prend feu, et deux mille malades sont « calcinés », dit un bulletin. Et la tempête s’en mêle, c’est la saison ; la frégate turque Bahira sombre sous voiles, le deux-ponts égyptien Abad-i-Djihad s’engloutit près d’Eniada avec sept cents hommes, les coups de vent démâtent la flotte, le navire à hélice le Prince, la frégate la Nymphe des mers, quatre autres steamers de guerre coulent bas, le Sans-Pareil, le Samson, l’Agamemnon, se brisent aux bas-fonds dans l’ouragan, la Rétribution n’échappe qu’en jetant ses canons à la mer, le vaisseau de cent canons le Henri IV périt près d’Eupatoria, l’aviso à roues le Pluton est désemparé, trente-deux transports chargés d’hommes font côte, et se perdent. Sur terre les mêlées deviennent chaque jour plus sauvages ; les russes assomment les blessés à coups de crosse ; à la fin des journées, les tas de morts et de mourants empêchent l’infanterie de manœuvrer ; le soir, les champs de bataille font frissonner les généraux. Les cadavres anglais et français et les cadavres russes y sont mêlés comme s’ils se mordaient. ― Je n’ai jamais rien vu de pareil[1], s’écrie le

  1. Voir aux notes.