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LE DROIT ET LA LOI.

détruite en Espagne, du moyen âge détruit dans l’agrégation germanique, des sergents faits princes, des postillons faits rois, des archiduchesses épousant des aventuriers ; c’était l’heure extraordinaire ; à Austerlitz la Russie demandait grâce, à Iéna la Prusse s’écroulait, à Essling l’Autriche s’agenouillait, la confédération du Rhin annexait l’Allemagne à la France, le décret de Berlin, formidable, faisait presque succéder à la déroute de la Prusse la faillite de l’Angleterre, la fortune à Potsdam livrait l’épée de Frédéric à Napoléon qui dédaignait de la prendre, disant : J’ai la mienne. Moi, j’ignorais tout cela, j’étais petit.

Je vivais dans les fleurs.

Je vivais dans ce jardin des Feuillantines, j’y rôdais comme un enfant, j’y errais comme un homme, j’y regardais le vol des papillons et des abeilles, j’y cueillais des boutons-d’or et des liserons, et je n’y voyais jamais personne que ma mère, mes deux frères et le bon vieux prêtre, son livre sous le bras.

Parfois, malgré la défense, je m’aventurais jusqu’au hallier farouche du fond du jardin ; rien n’y remuait que le vent, rien n’y parlait que les nids, rien n’y vivait que les arbres ; et je considérais à travers les branches la vieille chapelle dont les vitres défoncées laissaient voir la muraille intérieure bizarrement incrustée de coquillages marins. Les oiseaux entraient et sortaient par les fenêtres. Ils étaient là chez eux. Dieu et les oiseaux, cela va ensemble.

Un soir, ce devait être vers 1809, mon père était en Espagne, quelques visiteurs étaient venus voir ma mère, événement rare aux Feuillantines. On se promenait dans le jardin ; mes frères étaient restés à l’écart. Ces visiteurs étaient trois camarades de mon père ; ils venaient apporter ou demander de ses nouvelles ; ces hommes étaient de haute taille : je les suivais, j’ai toujours aimé la compagnie des grands ; c’est ce qui, plus tard, m’a rendu facile un long tête-à-tête avec l’océan.

Ma mère les écoutait parler, je marchais derrière ma mère.

Il y avait fête ce jour-là, une de ces vastes fêtes du premier empire. Quelle fête ? je l’ignorais. Je l’ignore encore. C’était un soir d’été ; la nuit tombait, splendide.