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ACTE III, SCÈNE I. 315

lions, ne dissipent pas ces profonds nuages de l’âme. La richesse est une aventure comme une autre } une distraction. Rien de plus. La joie est finie à jamais quand la tristesse vient de la jeunesse. Rousseline, Cyprien André pèse sur le baron de Puencarral. Vous le savez, je m’appelle Cyprien André. Mon titre n’est que le vêtement de mon nomj manteau d’or sur de la nuit. J’ai été longtemps obscur sous ce nom, Cyprien André. Obscur, et heureux. Ma fortune s’est faite depuis. André est devenu M. de Saint-André. Faire sa fortune n’est rien, faire son devoir est tout. Ai-je fait mon devoir.’* Non. Et j’en souffre. Et j’ai les cheveux gris avant l’âge. C’est juste. J’étais jeune, j’étais pauvre, j’ai aimé une fille, plus jeune encore. Plus pauvre encore. Je lui ai promis le mariage. Elle m’a cru, je me suis cru moi-même. Je suis un coupable de bonne foi. Pourquoi ai-je attendu.’* parce que nous étions deux pauvres. Ce fut là son malheur, ce fut là mon tort. C’était une orpheline. Orpheline d’un soldat pris par les russes, mort. Vous savez, la vieille histoire du grenier, de la mansarde, du rendez- vous furtif, toutes ces joies d’oiseaux, responsabilité plus tard. Le père mort s’appelait le major Gédouard. Cela se passait dans une petite ville bien loin de Paris. A Chatelaudren. En Bretagne. Etiennette, — elle se nommait Étiennette, — a eu confiance en moi, nous ne pensions pas qu’il y avait la guerre, la guerre c’est la chose que l’amour ignore, l’empereur, la coalition, la conscription, est-ce que nous nous occupions de cela.’* Nous attendions toujours pour nous épouser un peu moins de misère. On s’aime cependant. Un jour elle est devenue pour moi sainte et sacrée, un jour, ô mon ami ! elle m’a fait ce don auguste, un enfant, et tout à coup, comme je regardais cette aurore, la loi militaire m’a saisi, je n’étais plus amant, ni père, ni homme, j’étais esclave, j’éuis soldat ; il a fallu partir. Il a fallu laisser derrière moi cette femme, cette mère, et cette enfant, cette petite fille dont j’avais vu le sourire. Oh ! ce sourire est resté sur moi. C’est une lumière sur ma vie. Cette lumière rend tout le reste sombre. Les événements sont arrivés. Je suis revenu de la guerre. A mon retour, hélas, en notre siècle cette histoire est dans presque toutes les familles, chacun raconte la même aventure, à mon retour j’ai trouvé les ténèbres et le deuil. Un souffle de tempête avait passé. Qu’il est terrible, ce vent de l’ombre ! Etiennette avait disparu. Et l’enfant. Et tout. Rousseline, je vous dis là le secret de ma vie.

ROUSSELINE.

Votre confiance m’honore, monsieur le baron. Qui eût jamais pu soupçonner rien de pareil ? Mon étonnement est au comble. Vous me faites marcher de surprise en surprise.

LE BARON DE PUENCARRAL.

Ma vie était brisée. Que faire .^ Je me suis jeté dans les affaires. Cela étourdit. C’est une ivrognerie comme une autre. Une fortune immense