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THÉÂTRE EN LIBERTÉ.


XIII

Nous avons comme toi nos misères, nos peines,
Mais nous les empoignons et nous les étouffons.
Bah ! nous sommes des gueux, des sages, des bouffons !
Fais comme nous ! tiens-toi l’humeur en équilibre.
Vis, riche, magnifique, à ton aise, heureux, libre,
Comme un va-nu-pieds, comme un pourceau, comme un roi.
Aime n’importe qui, broute n’importe quoi.
Sois vorace et joyeux ; vautre-toi, jouis, grogne ;
Connais les vrais plaisirs de l’esprit, sois ivrogne,
Vide avec majesté les bouteilles de vin,
Prends la taille à Goton, mon cher, le reste est vain !
Aie une bonne trique, et si l’argent te manque,
Ne prends pas le souci d’aller jusqu’à la banque,
Va la nuit, l’œil levé vers le ciel transparent,
Attendre en un lieu noir quelque bonhomme errant
Qui, rien qu’en te voyant regarder la Grande-Ourse,
Tremblant d’un saint respect, viendra t’offrir sa bourse.
Vois comme nous vivons, nous autres ! nous allons
Fort peu sous les lambris dorés, dans les salons
Où les gens parlent bas comme des ventriloques ;
Nos souliers sont troués, nos habits sont en loques,
Mais nous sommes contents, et nous goûtons à tout ;
Et lorsque nous mourrons pleins et repus, au bout
D’une potence ou bien au bout de la vieillesse,
Nous laisserons notre âme au bon Dieu, comme on laisse
Un sou pour le garçon après qu’on a dîné.