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LES GUEUX.


IV

ONUFRIO, s’épanouissant devant une bouteille.

Le pêcheur bas-breton, tout mouillé par la mer,
Séchant ses durs habits devant un feu de landes,
L’académicien sous quatre houppelandes,
Un écolier qui voit Goton mettre ses bas,
Barabbas quand le mob délivra Barabbas,
Malvina près d’Arthur assise sur la mousse,
Ne sont pas pénétrés d’une chaleur plus douce,
Ne sentent pas en eux plus de charmant émoi
Et plus d’amour que moi, bouteille, devant toi !
Bouteille ! esprit du sot ! babil de l’hypocrite !

Il s’assied à une table, et boit.

Pour savoir qui d’entre eux a le plus de mérite,
Supposons que les pots passent un examen.
Le ciboire dira : Très chers frères, amen !
La jarre dit : je mets l’huile dans vos lentilles ;
La cruche dit : je mène aux fontaines les filles
Pour les faire embrasser par les garçons. — Morbleu !
Dit la marmite, moi, je mets le pot au feu,
Je suis utile aux vieux pour enfouir des sommes.
Toi, bouteille, tu dis : je rends heureux les hommes !

Il boit.

Buvons ! buvons ! Malheur au lugubre crétin
Qui se fait sobre afin d’apprendre le latin,
La sagesse, le grec, la vie et l’orthographe,
Et qui vit tête-à-tête avec une carafe !
Bois de l’eau, tu sauras ; bois du vin, tu riras.
Foin du savoir ! Gaîté, viens, je t’ouvre les bras !
Dieu mit la Vérité laide, nue et très vieille,
Au fond d’un puits, la joie au fond d’une bouteille.

Il boit.

Quelle bêtise ! on dit : être heureux comme un roi !
Un trône est peu de chose. On n’a rien devant soi.
Est-on bien assis là ? peut-être. Mais on boude ;
Pas le moindre buffet pour y poser son coude.