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THÉÂTRE EN LIBERTÉ.

Le destin. En amour personne n’est petit.
La barque aide un trois-ponts tonnant qui s’engloutit ;
La douce Inez soutient l’effrayant roi don Pèdre ;
Un brin d’herbe devient le point d’appui d’un cèdre.
Ah ! l’enfant Cupidon, ce petit drôle-là,
Toujours au sort des grands et des dieux se mêla,
Et le titan, l’archange immense, le génie,
Se meurt, si ce marmot ne lui tient compagnie.
Je veux qu’on m’aime ! Hélas ! l’apparence se vend,
Des âmes au marché, cela se voit souvent,
Mais la réalité d’un cœur, ce diadème,
Ce sommet, cet olympe, être aimé, non, pas même
Avec le don d’un astre on ne l’achète pas !
Un instinct inquiet qui vous nomme tout bas,
Un soupir ignoré qui songe et vous adore,
Un front qui d’un reflet d’aube pour vous se dore,
C’est la gloire, et rien n’est comparable à l’effroi
De vivre sans un cœur pensif derrière soi.
Un roi qu’on hait envie un va-nu-pieds qu’on aime ;
Se sentir dédaigné quand on se voit suprême
Est affreux ; plus on est grand, glorieux, puissant,
Superbe, couronné de lauriers, plus on sent
Dans l’ombre autour de soi la glace inexorable,
Et le plus triomphant est le plus misérable.
Soyez Marie, ayez Darnley, n’importe qui,
Rizzio ; soyez Christine, ayez Monaldeschi ;
Soyez Pierre le Grand, épousez des servantes ;
Ayez tout de l’amour, même les épouvantes,
Mais ayez l’amour. Dieu sans l’amour serait seul,
Et le ciel étoile ne serait qu’un linceul.
Les ténèbres mettraient sur Dieu leurs plis sans nombre.
L’oubli, c’est du silence et la haine est de l’ombre.
Je veux, pour mon bonheur comme pour mon souci,
Retrouver dans un autre un moi-même adouci.
Homme, être le premier, femme, être la première
Pour quelqu’un, c’est tout. L’homme a besoin de lumière,
D’aurore, de clarté, de rayons, et n’avoir
Personne, pas une âme au monde en son pouvoir,
N’avoir, dans cette foule où nul dieu n’est sans prêtres,
Pas un être parmi tant de millions d’êtres,
Que rien par votre aimant ne soit pris et séduit,
Que pas un cœur ne songe à vous, c’est de la nuit !
Hélas ! est-il donc vrai qu’on puisse sur la terre
Être beaucoup de cœurs que le deuil solitaire