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J'ai sauvé mon pays, j'ai sauvé le royaume.
Rêvant.
—L'empereur ! — Nous étions l'un pour l'autre un fantôme ;
Et nous nous regardions d'un œil presque ébloui
Comme les deux géants d'un monde évanoui!
Nous restons en effet seuls tous deux sur l’abîme ;
Nous sommes du passé la double et sombre cime;
Le nouveau siècle à tout submergé ! mais ses flots
N'ont point couvert nos fronts, parce qu'ils sont trop hauts!
S'enfonçant dans sa rêverie
L'un des deux va tomber. C'est moi. L'ombre me gagne.
O grand événement! chute de ma montagne !
Demain, le Rhin mon père au vieux monde allemand
Contera ce prodige et cet écroulement,
Et comment a fini, rude et fière secousse,
Le grand duel du vieux Job et du vieux Barberousse.
Demain, je n'aurai plus de fils, plus de vassaux.
Adieu la lutte immense ! adieu les noirs assauts !
Adieu gloire ! Demain, j'entendrai, si j'écoule,
Les passants me railler et rire sur la route,
Et tous verront ce Job, qui, cent ans souverain,
Pied à pied défendit chaque roche du Rhin,
— Job qui, malgré César, malgré Rome, respire, —
Vaincu, rongé vivant par l'aigle de l'empire,
Et colosse gisant dont on peut s'approcher,
Cloué, dernier burgrave, à son dernier rocher!
Il se lève.
Quoi ! c'est le comte Job ! quoi ! c'est moi qui succombe !...
Silence, orgueil ! tais-toi du moins dans cette tombe !
Il promène ses regards autour de lui.
C'est ici, sous ces murs qu'on dirait palpitants,
Qu'en une nuit pareille... — Oh! voilà bien longtemps.
Et c'est toujours hier ! Horreur !
Il retombe sur le banc de pierre, se cache le visage de ses deux mains et pleure.
Sous cette voûte,
Depuis ce jour mon crime a sué goutte à goutte
Cette sueur de sang qu'on nomme le remords.
C'est ici que je parle à l'oreille des morts.
Depuis lors l'insomnie, ô Dieu ! des nuits entières,
M'a mis ses doigts de plomb dans le creux des paupières;