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JOSHUA.

Ni heureux ni malheureux. J’ai renoncé à tout, moi. Vois-tu, Gilbert (il entr’ouvre son manteau et laisse voir un trousseau de clefs qui pend à sa ceinture), des clefs de prisons qui vous sonnent sans cesse à la ceinture, cela parle, cela vous entretient de toutes sortes de pensées philosophiques. Quand j’étais jeune, j’étais comme un autre, amoureux tout un jour, ambitieux tout un mois, fou toute l’année. C’était sous le roi Henri VIII que j’étais jeune. Un homme singulier que ce roi Henri VIII ! Un homme qui changeait de femmes comme une femme change de robes. Il répudia la première, il fit couper la tête à la seconde, il fit ouvrir le ventre à la troisième ; quant à quatrième, il lui fit grâce, il la chassa ; mais, en revanche, il fit couper la tête à la cinquième. Ce n’est pas le conte de Barbe-Bleue que je vous fais là, belle Jane, c’est l’histoire de Henri VIII. Moi, dans ce temps-là, je m’occupais de guerres de religion, je me battais pour l’un et pour l’autre. C’était ce qu’il y’avait de mieux alors. La question, d’ailleurs, était fort épineuse. Il s’agissait d’être pour ou contre le pape. Les gens du roi pendaient ceux qui étaient pour, mais ils brûlaient ceux qui étaient contre. Les indifférents, ceux qui n’étaient ni pour ni contre, on les brûlait ou on les pendait, indifféremment. S’en tirait qui pouvait. Oui, la corde. Non, le fagot. Ni oui ni non, le fagot et la corde. Moi qui vous parle, j’ai senti le roussi bien souvent, et je ne suis pas sûr de n’avoir pas été deux ou trois fois dépendu. C’était un beau temps, à peu près pareil à celui-ci. Oui, je me battais pour tout cela. Du diable si je sais maintenant pour qui ou pour quoi je me battais. Si l’on me reparle de maître Luther et du pape Paul III, je hausse les épaules. Vois-tu, Gilbert, quand on a des cheveux gris, il ne faut pas revoir les opinions pour qui l’on faisait la guerre et les femmes à qui l’on-faisait l’amour à vingt ans. Femmes et opinions vous paraissent bien laides, bien vieilles, bien chétives, bien édentées, bien ridées, bien sottes. C’est mon histoire. Maintenant je suis retiré des affaires. Je ne suis plus soldat du roi ni soldat du pape, je suis geôlier à la Tour de Londres. Je ne me bats plus pour personne, et je mets tout le monde sous clef. Je suis guichetier et je suis vieux : j’ai un pied dans une prison, et l’autre dans la fosse. C’est moi qui ramasse les morceaux de tous les ministres et de tous les favoris qui se cassent chez la reine. C’est fort amusant. Et puis j’ai un petit enfant que j’aime, et puis vous deux que j’aime aussi, et si vous êtes heureux, je suis heureux !

GILBERT.

En ce cas, sois heureux, Joshua ! N’est-ce pas, Jane ?

JOSHUA.

Moi, je ne puis rien pour ton bonheur, mais Jane peut tout : tu l’aimes ! Je ne te rendrai même aucun service de ma vie. Tu n’es heureusement pas