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à Jane. Et Jane dira à Gilbert, Juliette dira à Victor : — « Ah ! vous ne savez pas combien l’amour qui a des torts à se reprocher est un amour profond, exclusif et désespéré… Tu ne me crois peut-être pas. Je t’ai trompé une fois, je t’ai tant offensé ! C’est pourtant bien sincère ce que je te dis… Comment te faire comprendre à quel point tu es tout pour moi, à quel point je suis confuse, repentante et à genoux devant toi. »

Victor Hugo, selon sa promesse, avait terminé son travail le 1er  septembre et, quelques jours après, il lisait à Harel et à Mlle Georges Marie d’Angleterre. La pièce portait alors ce titre et le garda jusqu’aux dernières répétitions. La lecture produisit grand effet et fit augurer un succès égal à celui de Lucrèce Borgia. Le directeur, dans son enthousiasme, voulut à toute force que Victor Hugo lui signât sur-le-champ un traité pour un troisième drame ; mais Victor Hugo, défiant, hésitait fort à s’engager. Harel trouva moyen de lui forcer la main : Marie Tudor demandait un assez grand luxe de mise en scène ; le dernier acte surtout, avec son double escalier et, au fond, la vue de Londres illuminé, réclamait un décor très coûteux. Harel déclara qu’il ne pourrait risquer ces frais considérables que si Victor Hugo l’en indemnisait en lui assurant cette nouvelle pièce en vain sollicitée. Victor Hugo dut céder, et y gagna qu’en effet Marie Tudor fut magnifiquement montée.

Auteur et directeur étaient, on le voit, dans les meilleurs termes, et cette bonne entente dura jusqu’au jour où les répétitions commencèrent. Mais alors commencèrent aussi les orages. Les deux femmes, cette fois, ne se rencontraient plus seulement dans les coulisses, elles se voyaient face à face sur les planches, elles étaient des mêmes scènes, elles avaient à régler ensemble leurs mouvements, à échanger leurs répliques. Ici Mlle Georges reprenait sur sa jeune partenaire une incontestable supériorité et ne se privait pas de la lui faire sentir avec tout ce que la politesse peut admettre d’impertinence. Ce n’est pas tout. Quand la pauvre Juliette sortait d’une scène avec la terrible Marie Tudor et en entamait une autre avec le généreux Gilbert, elle ne trouvait pas dans le grand comédien Bocage un visage moins hostile. C’est que Bocage appartenait au parti d’Alexandre Dumas. Il faut savoir que l’armée romantique, unie dans la bataille, s’était, dans le triomphe, divisée en deux camps ; il y avait le camp Victor Hugo et il y avait le camp Alexandre Dumas. Les deux chefs étaient les meilleurs amis du monde ; Victor Hugo avait été l’un des grands applaudisseurs de la Tour de Nesle ; Alexandre Dumas avait passé tous les entr’actes de Lucrèce Borgia dans la loge de Mme Victor Hugo, tout débordant d’admiration et de joie ; cela n’empêchait pas leurs partisans de se chamailler entre eux et de tirer sus aux patrons eux-mêmes. Or, Bocage, qui avait créé Buridan et Antony, était un des tenants pour Alexandre Dumas et ne se faisait pas faute, aux répétitions, de bougonner contre Juliette et d’ergoter avec Victor Hugo. Est-ce l’acteur qui rendit son rôle, est-ce l’auteur qui le lui retira ? le fait est qu’après deux ou trois semaines, Bocage, à la grande joie de Juliette, céda le rôle de Gilbert à Lockroy. Restait Mlle Georges, plus impérieuse que jamais, qui, d’accord avec Harel, déclarait maintenant tout haut que Mlle Juliette, insuffisante et médiocre, ne pouvait conserver son rôle. Mais Victor Hugo impassible soutenait et maintenait son amie. Telles étaient (dans ce temps-là !) les agitations de ces champs de discorde et d’intrigue qui s’appellent les coulisses.

Cependant, au milieu de ces tiraillements, les répétitions se poursuivaient et touchaient même à leur fin, quand