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— Et moi, dit M. Victor Hugo, j’affirme le contraire.

— Alors vous me donnez un démenti ?

— Je suis à vos ordres.

En rentrant chez lui, M. Victor Hugo trouva la lettre suivante :

« Votre persévérance à contester la parole que vous m’avez donnée fréquemment et devant témoins, accompagnée de ces mots : je suis à vos ordres, fait de moi l’offensé.

« J’attends donc une réparation.

« Faites-moi savoir quand et où vous voulez me la donner.

« Harel.

« 30 avril au soir. »

Le lendemain, M. Victor Hugo se leva de bonne heure pour aller chercher des témoins. Comme il tournait le boulevard, il vit venir à lui un garde national qu’il ne reconnut pas d’abord et qui était M. Harel.

— Monsieur Hugo, dit le directeur, je vous ai écrit une lettre très bête. Ce serait un mauvais moyen d’avoir votre pièce que de vous tuer. De votre côté ce ne serait pas une bien grande gloire pour vous que d’avoir tué M. Harel. Le mieux est de nous réconcilier. Je suis l’offensé et c’est moi qui reviens. Voulez-vous me pardonner et me donner votre pièce ? Il va sans dire qu’on joue Lucrèce ce soir.

L’auteur ne put rester fâché, et, cette fois, promit la pièce.

— Ma foi, lui dit M. Harel, vous êtes probablement le premier à qui un directeur ait dit : La pièce ou la vie.

Harel, nanti de cette promesse formelle, tenait à la préciser mieux encore, et il ne laissa pas de cesse à Victor Hugo qu’il ne lui fixât une date pour la livraison du manuscrit. Victor Hugo souffrant en ce moment d’une ophtalmie, et que troublaient d’ailleurs des préoccupations intimes, finit par céder cependant aux objurgations du directeur et s’engagea pour le commencement de septembre. On était en juin et il lui restait tout juste le temps de préparer sa pièce et de l’écrire.

Il n’avait pourtant pas été sans y penser. Il n’avait plus seulement cette fois à faire un rôle, un beau rôle, à Mlle Georges, il avait à en faire deux. Quand il avait demandé à Mlle Juliette d’accepter dans Lucrèce Borgia le rôle si effacé de la princesse Negroni, il avait pris vis-à-vis d’elle l’engagement de la dédommager dans une autre pièce par un rôle important, et il avait maintenant de nouvelles et toutes-puissantes raisons de ne pas manquer à sa parole. Deux rôles de femme donc, et il fallait chercher l’intérêt du drame dans l’antagonisme de ces deux femmes. C’est sur ces données que dut se former et se construire dans le cerveau du poète le plan de Marie Tudor. La part de Mlle Georges était facile à faire, il la prendrait dans l’histoire ; elle serait une reine, une reine « grande comme reine, vraie comme femme ». L’autre part, où la prendrait-il ? Il la prendrait dans sa vie, il la prendrait dans son cœur.

On peut parler librement aujourd’hui d’une liaison qu’un demi-siècle devait consacrer et qui, commencée en faute, s’acheva presque en vertu. Mais en 1833, à l’heure qui nous occupe, nous n’en sommes qu’au commencement, et il faut convenir que c’est la faute qui domine. Elle surtout, elle avait pu croire d’abord ne s’abandonner que pour un caprice, et elle ne paraît pas s’être crue obligée d’y rester fidèle. Mais la douleur et la colère où se révéla l’ardente jalousie de ce nouveau venu dans sa vie dissipée lui eurent vite montré que le caprice chez lui s’était presque aussitôt fait passion. Elle avait une intelligence et un cœur capables de comprendre quel sort enviable ce serait pour elle d’inspirer au grand poète un sentiment profond et durable et de devenir sa vivante Marion de Lorme ; elle ne lui avait encore donné que sa beauté, elle lui donna son âme.

Il n’en avait pas moins, lui, à lui pardonner, non seulement tout le passé, mais quelque chose du présent. Il pardonna de tout son amour. Et cela, du même coup, lui donna la clef du rôle à écrire pour Juliette. Jane, elle aussi, trompera Gilbert, et Gilbert pardonnera