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NOTES DE L’ÉDITEUR.

Quand l’Homme qui Rit paraîtra, on dira : — C’est inférieur aux Misérables et aux Travailleurs de la Mer.

On se trompera.

Cette crainte de malentendu s’accentua encore lorsque l’Homme qui Rit fut mis en vente :

Le succès s’en va.

Est-ce moi qui ai tort vis-à-vis de mon temps ? Est ce mon temps qui a tort vis-à-vis de moi ? Question que l’avenir peut seule résoudre.

Si je croyais avoir tort, je me tairais, et ce me serait agréable. Mais ce n’est pas pour mon plaisir que j’existe, je l’ai déjà remarqué.

Et sur le haut de cette bande, en travers, ces mots :

Si l’écrivain n’écrivait que pour son temps, je devrais briser et jeter ma plume.

il ne lui suffisait pas de dénoncer un fait, il voulait l’expliquer, et sur une feuille bulle de bande de revue il écrivait :

Il est certain qu’un écart se fait entre mes contemporains et moi.

Je ne suis ni assez orgueilleux pour croire que je n’ai pas un tort, ni assez insensé pour croire qu’ils n’ont pas une raison.

Avoir un tort, ce n’est pas avoir tort. Avoir une raison, ce n’est pas avoir raison.

Quel est mon tort ?

Quelle est leur raison ?

Et Victor Hugo s’interrompit.

Nouvelle note, datée août 1869  :

L’Homme qui Rit est un livre qui a eu en naissant des malheurs dont le principal est son éditeur. Ce livre est si peu jugé qu’on pourrait dire qu’il n’est pas même publié. Attendons.

Néanmoins, il s’obstinait, il voulait découvrir le motif de l’insuccès. Et sur une large bande, qui a enveloppé une brochure, on lisait d’abord cette phrase entre deux traits :

Ceux qui considèrent l’exil comme rien se trompent.

Et ensuite après quelques points cette note :

.........................

Il m’importe de constater l’insuccès de l’Homme qui Rit.

Cet insuccès se compose de deux éléments : l’un, mon éditeur ; l’autre, moi.

Mon éditeur. — Spéculation absurde, délais inexplicables, perte du bon moment, publication morcelée, retards comme pour attendre le moment d’engouffrer le livre dans le brouhaha des élections.

Moi. — J’ai voulu abuser du roman, j’ai voulu en faire une épopée. J’ai voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. De là une sorte de colère du public contre moi.

Il est très vrai que le roman paraissait à une heure fâcheuse, alors que l’opinion se passionnait pour la politique et que l’opposition tentait, dans les élections, un grand effort contre l’empire. Paris était en pleine fièvre, la littérature le laissait un peu indifférent. L’éditeur avait maladroitement lancé le livre en irritant les libraires et le public par une sorte de confiscation préventive ; il avait indisposé la presse en ne lui communiquant pas d’épreuves ; et après avoir capitulé devant la protestation énergique de Victor Hugo contre la combinaison commerciale, il avait fixé ce prix de quarante francs qui n’était accessible qu’aux privilégiés de la fortune.

Quant à la valeur de l’œuvre, Victor Hugo avait raison d’être confiant dans l’avenir. Il ne pouvait, à ce moment, se défendre de l’ordinaire mélancolie qui atteint les hommes de génie ou simplement les hommes illustres, toujours inquiets, à l’heure de la maturité, de l’accueil des générations nouvelles, et volontiers disposés à croire qu’ils sont moins bien compris parce que leurs livres