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RELIQUAT DE L’HOMME QUI RIT

Gwynplaine regarda cette bouteille et jeta un cri :

— La gourde du Provençal.

Et il ajouta :

— Après cela, toutes ces gourdes se ressemblent. Si c’était la gourde du Provençal, il y aurait un nom dessus. Mais je n’imagine pas comment tout ceci peut arriver.

Le greffier écrivait. Le shériff salua et demanda :

— Mylord se rappelle-t-il le nom ?
— Toujours mylord ! dit Gwynplaine. Allons, soit. Monsieur le juge, je ne me

rappelle pas ce nom. Et puis, était-ce un nom ? cela finissait par un mot : nonne. Les camarades du Provençal riaient et disaient : ce n’est pourtant pas un meuble de religieuse.

Je ne me souviens plus. C’est si loin ! Le mot était en rouge.

Le shériff retourna la gourde. Elle avait été nettoyée de ce côté-là, probablement pour les besoins de la justice, et l’on y voyait serpenter dans les entrelacements de l’osier un mince ruban de jonc rouge, devenu noir par endroits, travail de l’eau et du temps.

Ce jonc traçait distinctement dans l’osier ces douze lettres : Hardquanonne.

Alors, tandis que Gwynplaine, de plus en plus stupéfait, mais d’une stupeur un peu moins trouble, promenait son regard de la gourde au shériff, le shériff mit des lunettes que lui tendit le greffier, saisit la gourde, se rapprocha de la lanterne, ôta le bouchon de funin, introduisit son doigt dans le goulot de la gourde, et en tira une sorte de fascicule allongé qui était un parchemin plié à plis très étroits.

Il déplia ce parchemin. C’était une feuille carrée couverte d’écriture d’un côté. Cette écriture était d’une encre jaunie, les lignes étaient serrées, des lèpres et des taches de toute sorte, les unes qui semblaient de poussière, les autres qui semblaient d’écume, obscurcissaient l’écriture çà et là, quelques plis du parchemin étaient rompus, d’autres rongés ; le shériff, d’une voix haute, déchiffra cette écriture sans hésitation, comme un texte qu’on a étudie à fond, et voici ce que Gwynplaine entendit :

« Déclaration de gens qui vont mourir. »


(L’ENLÈVEMENT.)

Quand Gwynplaine reprit connaissance, sa première impression lut une sorte d’assourdissement. Il sentait sous lui comme un tremblement. Il ouvrit les yeux. Il était dans une voiture qui cheminait rapidement sur du pavé. Il entendait une vibration, c’étaient les vitres, un roulement, c’étaient les roues, et un frappement alternatif et cadencé, c’étaient les chevaux. L’intérieur de la voiture était tendu en velours pourpre. Il était seul dans la voiture. Sur le devant, dans un compartiment dont le séparait une glace levée, il apercevait deux têtes dont il ne voyait que les nuques, les perruques et les chapeaux. L’un de ces chapeaux était noir et simple ; l’autre était si richement rehaussé d’or que le feutre disparaissait sous les galons. Cette voiture était une voiture de voyage, et les deux hommes dont Gwynplaine voyait les dos occupaient ce qu’on appelait alors la loge du carrosse, et ce qu’on appellerait aujourd’hui le cabriolet.