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RELIQUAT DE L’HOMME QUI RIT

au milieu de cette île il y a un trou qui va au purgatoire. L’île se nomme Raghles, le trou se nomme Frugadory.

Les comprachicos, fort dévots à saint Patrick, qui a fait le trou communiquant au purgatoire, ne venaient jamais dans cette île plus de onze à la fois ; cinq s’asseyaient sur les cinq tas de pierre qui couvrent les tombeaux, à la pointe nord de l’île, et six dans la grotte où était le trou, laquelle ne contenait que six hommes, pas un debout. C’est à cause de cette grotte que les irlandais appellent cette île Ellan-u-Frugadory, ce qui veut dire Île du Purgatoire. Il s’y passait les mêmes choses que dans l’antre de Trophonius, ce qui prouve que les cavernes sont de toutes les religions.


Victor Hugo s’affirme une nouvelle fois peintre prodigieux dans cette description de la baie de Portland. Si, dans la version définitive, il n’a conservé que quelques détails d’histoire naturelle et de botanique, dans son reliquat il nous donne une étude complète de la formation géologique de Portland ; et ce n’est pas par vaine satisfaction d’érudit : sa géologie est amusante, captivante et, par-dessus tout, poétique ; c’est la justification du travail sculptural opéré par le flot sur la falaise, c’est le récit des transformations du granit qui, pierre brute, dresse peu à peu son architecture fantastique sous la poussée de l’océan, revêtant les aspects les plus variés, s’élevant en colonnes et en entablements, saisissante image des palais en ruines.

La description de la baie se termine par cette complication qui se mêlait au paysage : les potences soutenant des contrebandiers goudronnés. Victor Hugo a voulu réserver cet effet. Il ne parle donc du pendu goudronné que lorsque l’enfant l’a rencontré, dans le livre : La nuit moins mire que l’homme ;.

(PORTLAND.)

La baie de Portland est remarquable par sa muraille de roches déchiquetées avec symétrie. Les angles rentrants et les angles saillants y sont à vive arête ; le flot les


émousse à peine, et ils gardent, leur configurationcorrection géométrique polyédrique en dépit de la mer. L’Angleterre — Albion — est un morceau de craie. Cette craie n’est nulle part plus visible que dans la baie de Portland. Vers la pointe, où est le phare, toute la côte est une longue cassure blanche, avec quelques anfractuosités vertes au sommet qui sont de la moisissure, c’est-à-dire du gazon. Rien de plus riant l’été, l’hiver rien de plus rechigné. La mer abonde toujours dans le sens de la saison ; à l’été plein d’aube, de rayons et d’étoiles, elle offre un miroir ; à l’hiver elle ajoute la tempête. En juin, le gazon des falaises de Portland fourmille de fleurs ; en décembre, cette rive, que le flux et le reflux dissèque, vaguement entrevue sous la buée marine, prolonge dans l’écume ses blêmes vertèbres, sur lesquelles tombe un linceul de pluie. Dans la saison des brouillards, quand la brume prend possession du golfe de Portland, c’est un véritable endroit pour les mélancoliques. La tristesse y est à souhait. L’humidité froide est là pour longtemps. La brume, cette exsudation de l’hiver, est tenace dans cette baie ; elle semble s’y plaire ; elle adhère aux falaises