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L’HOMME QUI RIT

bruit. N’approchez pas, si cela vous est égal. Vous savez, une personne d’une santé délicate, il faut des ménagements. Elle a de la fièvre, voyez-vous. C’est tout jeune. C’est une petite qui a de la fièvre. Je lui ai mis ce matelas dehors pour qu’elle ait un peu d’air. J’explique cela afin qu’on ait égard. Elle est tombée de lassitude sur le matelas, comme si elle perdait connaissance. Mais elle dort. Je voudrais bien qu’on ne la réveillât pas. Je m’adresse aux femmes, s’il y a là des ladies. Une jeune fille, c’est une pitié. Nous ne sommes que de pauvres bateleurs, je demande qu’on ait un peu de bonté, et puis, s’il y a quelque chose à payer pour qu’on ne fasse pas de bruit, je paierai. Je vous remercie, mesdames et messieurs. Y a-t-il quelqu’un là ? Non. Je crois qu’il n’y a personne. Je parle en pure perte. Tant mieux. Messieurs, je vous remercie si vous y êtes, et je vous remercie bien si vous n’y êtes pas. — Elle a le front tout en sueur. — Allons, rentrons au bagne, reprenons le collier. La misère est revenue. Nous revoilà à vau-l’eau. Une main, l’affreuse main qu’on ne voit pas, mais qu’on sent toujours sur soi, nous a subitement retournés vers le côté noir de la destinée. Soit ; on aura du courage. Seulement, il ne faut pas qu’elle soit malade. J’ai l’air bête de parler haut tout seul comme cela, mais il faut bien qu’elle sente qu’elle a quelqu’un près d’elle si elle vient à se réveiller. Pourvu qu’on ne me la réveille pas brusquement ! Pas de bruit, au nom du ciel ! Une secousse qui la ferait lever en sursaut ne vaudrait rien. Il serait fâcheux qu’on vînt marcher de ce côté-ci. Je crois que les gens dorment dans le bateau. Je rends grâce à la providence de cette concession. Hé bien ! et Homo, où est-il donc ? Dans tout ce bouleversement-là, j’ai oublié de l’attacher, je ne sais plus ce que je fais, voilà plus d’une heure que je ne l’ai vu, il aura été chercher son souper dehors. Pourvu qu’il ne lui arrive pas malheur ! Homo ! Homo !

Homo cogna doucement de sa queue le plancher du pont.

— Tu es là ! Ah ! tu es là. Dieu soit béni ! Homo perdu, c’eût été trop. Elle dérange son bras. Elle va peut-être se réveiller. Tais-toi, Homo. La marée descend. On partira tout à l’heure. Je pense qu’il fera beau cette nuit. Il n’y a pas de bise. La banderole pend le long du mât, nous aurons une bonne traversée. Je ne sais plus où nous en sommes de la lune. Mais c’est à peine si les nuages remuent. Il n’y aura pas de mer. Nous aurons beau temps. Elle est pâle. C’est la faiblesse. Mais non, elle est rouge. C’est la fièvre. Mais non, elle est rose. Elle se porte bien. Je n’y vois plus clair. Mon pauvre Homo, je n’y vois plus clair. Donc, il faut recommencer la vie. Nous allons nous remettre à travailler. Il n’y a plus que nous deux, vois-tu. Nous travaillerons pour elle, toi et moi. C’est notre enfant. Ah ! le bateau bouge. On part. Adieu, Londres ! bonsoir, bonne nuit, au diable ! Ah ! l’horrible Londres !