Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
28
L'HOMME QUI RIT

ment les héritiers. Parfois on frustrait une branche au profit de l’autre. Les comprachicos avaient un talent, défigurer, qui les recommandait à la politique. Défigurer vaut mieux que tuer. Il y avait bien le masque de fer, mais c’est un gros moyen. On ne peut peupler l’Europe de masques de fer, tandis que les bateleurs difformes courent les rues sans invraisemblance ; et puis le masque de fer est arrachable, le masque de chair ne l’est pas. Vous masquer à jamais avec votre propre visage, rien n’est plus ingénieux. Les comprachicos travaillaient l’homme comme les chinois travaillent l’arbre. Ils avaient des secrets, nous l’avons dit. Ils avaient des trucs. Art perdu. Un certain rabougrissement bizarre sortait de leurs mains. C’était ridicule et profond. Ils touchaient à un petit être avec tant d’esprit que le père ne l’eût pas reconnu. Et que méconnaîtrait l’œil même de son père, dit Racine avec une faute de français. Quelquefois ils laissaient la colonne dorsale droite, mais ils refaisaient la face. Ils démarquaient un enfant comme on démarque un mouchoir.

Les produits destinés aux bateleurs avaient les articulations disloquées d’une façon savante. On les eût dit désossés. Cela faisait des gymnastes.

Non seulement les comprachicos ôtaient à l’enfant son visage, mais ils lui ôtaient sa mémoire. Du moins, ils lui en ôtaient ce qu’ils pouvaient. L’enfant n’avait point conscience de la mutilation qu’il avait subie. Cette épouvantable chirurgie laissait trace sur sa face, non dans son esprit. Il pouvait se souvenir tout au plus qu’un jour il avait été saisi par des hommes, puis qu’il s’était endormi, et qu’ensuite on l’avait guéri. Guéri de quoi ? il l’ignorait. Des brûlures par le soufre et des incisions par le fer, il ne se rappelait rien. Les comprachicos, pendant l’opération, assoupissaient le petit patient au moyen d’une poudre stupéfiante qui passait pour magique et qui supprimait la douleur. Cette poudre a été de tout temps connue en Chine, et y est encore employée à l’heure qu’il est. La Chine a eu avant nous toutes nos inventions, l’imprimerie, l’artillerie, l’aérostation, le chloroforme. Seulement la découverte qui en Europe prend tout de suite vie et croissance, et devient prodige et merveille, reste embryon en Chine et s’y conserve morte. La Chine est un bocal de fœtus.

Puisque nous sommes en Chine, restons-y un moment encore pour un détail. En Chine, de tout temps, on a eu la recherche d’art et d’industrie que voici : c’est le moulage de l’homme vivant. On prend un enfant de deux ou trois ans, on le met dans un vase de porcelaine plus ou moins bizarre, sans couvercle et sans fond, pour que la tête et les pieds passent. Le jour on tient ce vase debout, la nuit on le couche pour que l’enfant puisse dormir. L’enfant grossit ainsi sans grandir, emplissant lentement de sa chair comprimée et de ses os tordus les bossages du vase. Cette croissance en bouteille dure plusieurs années. À un moment donné, elle est irrémédiable. Quand