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L’HOMME QUI RIT

Au centre de la toile, à l’endroit où est d’ordinaire l’araignée, Gwynplaine aperçut une chose formidable, une femme nue.

Nue à la lettre, non. Cette femme était vêtue. Et vêtue de la tête aux pieds. Le vêtement était une chemise, très longue, comme les robes d’anges dans les tableaux de sainteté, mais si fine qu’elle semblait mouillée. De là un à peu près de femme nue, plus traître et plus périlleux que la nudité franche. L’histoire a enregistré des processions de princesses et de grandes dames entre deux files de moines, où, sous prétexte de pieds nus et d’humilité, la duchesse de Montpensier se montrait ainsi à tout Paris dans une chemise de dentelle. Correctif : un cierge à la main.

La toile d’argent, diaphane comme une vitre, était un rideau. Elle n’était fixée que du haut, et pouvait se soulever. Elle séparait la salle de marbre, qui était une salle de bain, d’une chambre, qui était une chambre à coucher. Cette chambre, très petite, était une espèce de grotte de miroirs. Partout des glaces de Venise contiguës, ajustées polyédriquement, reliées par des baguettes dorées, réfléchissaient le lit qui était au centre. Sur ce lit, d’argent comme la toilette et le canapé, était couchée la femme. Elle dormait.

Elle dormait la tête renversée, un de ses pieds refoulant ses couvertures, comme la succube au-dessus de laquelle le rêve bat des ailes.

Son oreiller de guipure était tombé à terre sur le tapis.

Entre sa nudité et le regard il y avait deux obstacles, sa chemise et le rideau de gaze d’argent, deux transparences. La chambre, plutôt alcôve que chambre, était éclairée avec une sorte de retenue par le reflet de la salle de bain. La femme peut-être n’avait pas de pudeur, mais la lumière en avait.

Le lit n’avait ni colonnes, ni dais, ni ciel, de sorte que la femme, quand elle ouvrait les yeux, pouvait se voir mille fois nue dans les miroirs au-dessus de sa tête.

Les draps avaient le désordre d’un sommeil agité. La beauté des plis indiquait la finesse de la toile. C’était l’époque où une reine, songeant qu’elle serait damnée, se figurait l’enfer ainsi : un lit avec de gros draps.

Du reste, cette mode du sommeil nu venait d’Italie, et remontait aux romains. Sub clara nuda lucerna, dit Horace.

Une robe de chambre en soie singulière, de Chine sans doute, car dans les plis on entrevoyait un grand lézard d’or, était jetée sur le pied du lit.

Au delà du lit, au fond de l’alcôve, il y avait probablement une porte, masquée et marquée par une assez grande glace sur laquelle étaient peints des paons et des cygnes. Dans cette chambre faite d’ombre tout reluisait. Les espacements entre les cristaux et les dorures étaient enduits de cette matière étincelante qu’on appelait à Venise « fiel de verre ».