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L'HOMME QUI RIT

disproportion avec la lutte n’avait pas empêché de lutter ; celui qui, voyant tout à coup se faire autour de lui une occultation effrayante du genre humain, avait accepté cette éclipse et continué superbement sa marche ; celui qui avait su avoir froid, avoir soif, avoir faim, vaillamment ; celui qui, pygmée par la stature, avait été colosse par l’âme ; ce Gwynplaine qui avait vaincu l’immense vent de l’abîme sous sa double forme, tempête et misère, chancelait sous ce souffle, une vanité !

Ainsi, quand elle a épuisé les détresses, les dénûments, les orages, les rugissements, les catastrophes, les agonies, sur un homme resté debout, la Fatalité se met à sourire, et l’homme, brusquement devenu ivre, trébuche.

Le sourire de la Fatalité. S’imagine-t-on rien de plus terrible ? C’est la dernière ressource de l’impitoyable essayeur d’âmes qui éprouve les hommes. Le tigre qui est dans le destin fait parfois patte de velours. Préparation redoutable. Douceur hideuse du monstre.

La coïncidence d’un affaiblissement avec un agrandissement, tout homme a pu l’observer en soi. Une croissance soudaine disloque, et donne la fièvre.

Gwynplaine avait dans le cerveau le tourbillonnement vertigineux d’une foule de nouveautés, tout le clair-obscur de la métamorphose, on ne sait quelles confrontations étranges, le choc du passé contre l’avenir, deux Gwynplaines, lui-même double ; en arrière, un enfant en guenilles, sorti de la nuit, rôdant, grelottant, affamé, faisant rire ; en avant, un seigneur éclatant, fastueux, superbe, éblouissant Londres. Il se dépouillait de l’un et s’amalgamait à l’autre. Il sortait du saltimbanque et entrait dans le lord. Changements de peau qui sont parfois des changements d’âme. Par instants cela ressemblait trop au songe. C’était complexe. Mauvais et bon. Il pensait à son père. Chose poignante, un père qui est un inconnu. Il essayait de se le figurer. Il pensait à ce frère dont on venait de lui parler. Ainsi, une famille ! Quoi ! une famille, à lui Gwynplaine ! Il se perdait dans des échafaudages fantastiques. Il avait des apparitions de magnificences ; des solennités inconnues s’en allaient en nuage devant lui ; il entendait des fanfares.

— Et puis, se disait-il, je serai éloquent.

Et il se représentait une entrée splendide à la chambre des lords. Il arrivait gonflé de choses nouvelles. Que n’avait-il pas à dire ? Quelle provision il avait faite ! Quel avantage d’être, au milieu d’eux, l’homme qui a vu, touché, subi, souffert, et de pouvoir leur crier : J’ai été près de tout ce dont vous êtes loin ! À ces patriciens, repus d’illusions, il leur jettera la réalité à la face, et ils trembleront, car il sera vrai, et ils applaudiront, car il sera grand. Il surgira parmi ces tout-puissants, plus puissant qu’eux ; il leur apparaîtra comme le porte-flambeau, car il leur montrera la vérité, et comme le porte-glaive, car il leur montrera la justice. Quel triomphe !