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L'HOMME QUI RIT

heureux de droit. Toi, je te le répète, tu es l’heureux du hasard. Tu es le filou du bonheur dont ils sont les propriétaires. Ils sont les légitimes, tu es l’intrus, tu vis en concubinage avec la chance. Que veux-tu de plus que ce que tu as ? Que Schiboleth me soit en aide ! ce polisson est un maroufle. Se multiplier par Dea, c’est pourtant agréable. Une telle félicité ressemble à une escroquerie. Ceux qui ont le bonheur ici-bas par privilège de là-haut n’aiment pas qu’on se permette d’avoir tant de joie au-dessous d’eux. S’ils te demandaient : de quel droit es-tu heureux ? tu ne saurais que répondre. Tu n’as pas de patente, eux ils en ont une. Jupiter, Allah, Vishnou, Sabaoth, n’importe, leur a donné le visa pour être heureux. Crains-les. Ne te mêle pas d’eux afin qu’ils ne se mêlent pas de toi. Sais-tu ce que c’est, misérable, que l’heureux de droit ? C’est un être terrible, c’est le lord. Ah ! le lord, en voilà un qui a dû intriguer dans l’inconnu du diable avant d’être au monde, pour entrer dans la vie par cette porte-là ! Comme il a dû lui être difficile de naître ! Il ne s’est donné que cette peine-là, mais juste ciel ! c’en est une ! obtenir du destin, ce butor aveugle, qu’il vous fasse d’emblée au berceau maître des hommes ! corrompre ce buraliste pour qu’il vous donne la meilleure place au spectacle ! Lis le mémento qui est dans la cahute que j’ai mise à la retraite, lis ce bréviaire de ma sagesse, et tu verras ce que c’est que le lord. Un lord, c’est celui qui a tout et qui est tout. Un lord est celui qui existe au-dessus de sa propre nature ; un lord est celui qui a, jeune, les droits du vieillard, vieux, les bonnes fortunes du jeune homme, vicieux, le respect des gens de bien, poltron, le commandement des gens de cœur, fainéant, le fruit du travail, ignorant, le diplôme de Cambridge et d’Oxford, bête, l’admiration des poètes, laid, le sourire des femmes, Thersite, le casque d’Achille, lièvre, la peau du lion. N’abuse pas de mes paroles, je ne dis pas qu’un lord soit nécessairement ignorant, poltron, laid, bête et vieux ; je dis seulement qu’il peut être tout cela sans que cela lui fasse du tort. Au contraire. Les lords sont les princes. Le roi d’Angleterre n’est qu’un lord, le premier seigneur de la seigneurie ; c’est tout, c’est beaucoup. Les rois jadis s’appelaient lords ; le lord de Danemark, le lord d’Irlande, le lord des îles. Le lord de Norvège ne s’est appelé roi que depuis trois cents ans. Lucius, le plus ancien roi d’Angleterre, était qualifié par saint Télesphore mylord Lucius. Les lords sont pairs, c’est-à-dire égaux. De qui ? du roi. Je ne fais pas la faute d’orthographe de confondre les lords avec le parlement. L’assemblée du peuple, que les saxons, avant la conquête, intitulaient wittenagemot, les normands, après la conquête, l’ont intitulée parliamentum. Peu à peu on a mis le peuple à la porte. Les lettres closes du roi convoquant les communes portaient jadis ad consilium impendendum, elles portent aujourd’hui ad consentiendum. Les communes ont le droit de consentement. Dire oui est