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X

coup d’œil de celui qui est hors de tout
sur les choses et sur les hommes.

L’homme a une pensée, se venger du plaisir qu’on lui fait. De là le mépris pour le comédien.

Cet être me charme, me divertit, me distrait, m’enseigne, m’enchante, me console, me verse l’idéal, m’est agréable et utile, quel mal puis-je lui rendre ? L’humiliation. Le dédain, c’est le soufflet à distance. Souffletons-le. Il me plaît, donc il est vil. Il me sert, donc je le hais. Où y a-t-il une pierre que je la lui jette ? Prêtre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne. Bossuet, excommunie-le. Rousseau, insulte-le. Orateur, crache-lui les cailloux de ta bouche. Ours, lance lui ton pavé. Lapidons l’arbre, meurtrissons le fruit, et mangeons-le. Bravo ! et À bas ! Dire les vers des poëtes, c’est être pestiféré. Histrion, va ! mettons-le au carcan dans son succès. Achevons-lui son triomphe en huée. Qu’il amasse la foule et qu’il crée la solitude. Et c’est ainsi que les classes riches, dites hautes classes, ont inventé pour le comédien cette forme d’isolement, l’applaudissement.

La populace est moins féroce. Elle ne haïssait point Gwynplaine. Elle ne le méprisait pas non plus. Seulement le dernier calfat du dernier équipage de la dernière caraque amarrée dans le dernier des ports d’Angleterre se considérait comme incommensurablement supérieur à cet amuseur de « la canaille », et estimait qu’un calfat est autant au-dessus d’un saltimbanque qu’un lord est au-dessus d’un calfat.

Gwynplaine était donc, comme tous les comédiens, applaudi et isolé. Du reste, ici-bas tout succès est crime, et s’expie. Qui a la médaille a le revers.

Pour Gwynplaine il n’y avait point de revers. En ce sens que les deux côtés de son succès lui agréaient. Il était satisfait de l’applaudissement, et content de l’isolement. Par l’applaudissement, il était riche ; par l’isolement, il était heureux.

Être riche, dans ces bas-fonds, c’est n’être plus misérable. C’est n’avoir plus de trous à ses vêtements, plus de froid dans son âtre, plus de vide dans son estomac. C’est manger à son appétit et boire à sa soif. C’est avoir tout le nécessaire, y compris un sou à donner à un pauvre. Cette richesse indigente, suffisante à la liberté, Gwynplaine l’avait.

Du côté de l’âme, il était opulent. Il avait l’amour. Que pouvait-il désirer ?

Il ne désirait rien.