Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/248

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
230
L'HOMME QUI RIT

de la nature. Gwynplaine, beau de corps, avait été probablement beau de figure. En naissant, il avait dû être un enfant comme un autre. On avait conservé le corps intact et seulement retouché la face. Gwynplaine avait été fait exprès.

C’était là du moins la vraisemblance.

On lui avait laissé les dents. Les dents sont nécessaires au rire. La tête de mort les garde.

L’opération faite sur lui avait dû être affreuse. Il ne s’en souvenait pas, ce qui ne prouvait point qu’il ne l’eût pas subie. Cette sculpture chirurgicale n’avait pu réussir que sur un enfant tout petit, et par conséquent ayant peu conscience de ce qui lui arrivait, et pouvant aisément prendre une plaie pour une maladie. En outre, dès ce temps-là, on se le rappelle, les moyens d’endormir le patient et de supprimer la souffrance étaient connus. Seulement, à cette époque, on les appelait magie. Aujourd’hui on les appelle anesthésie.

Outre ce visage, ceux qui l’avaient élevé lui avaient donné des ressources de gymnaste et d’athlète ; ses articulations, utilement disloquées, et propres à des flexions en sens inverse, avaient reçu une éducation de clown et pouvaient, comme des gonds de porte, se mouvoir dans tous les sens. Dans son appropriation au métier de saltimbanque, rien n’avait été négligé.

Ses cheveux avaient été teints couleur d’ocre une fois pour toutes ; secret qu’on a retrouvé de nos jours. Les jolies femmes en usent ; ce qui enlaidissait autrefois est aujourd’hui bon pour embellir. Gwynplaine avait les cheveux jaunes. Cette peinture des cheveux, apparemment corrosive, les avait laissés laineux et bourrus au toucher. Ce hérissement fauve, plutôt crinière que chevelure, couvrait et cachait un profond crâne fait pour contenir de la pensée. L’opération quelconque, qui avait ôté l’harmonie au visage et mis toute cette chair en désordre, n’avait pas eu prise sur la boîte osseuse. L’angle facial de Gwynplaine était puissant et surprenant. Derrière ce rire il y avait une âme, faisant, comme nous tous, un songe.

Du reste ce rire était pour Gwynplaine tout un talent. Il n’y pouvait rien, et il en tirait parti. Au moyen de ce rire, il gagnait sa vie.

Gwynplaine — on l’a sans doute déjà reconnu, — était cet enfant abandonné un soir d’hiver sur la côte de Portland, et recueilli dans une pauvre cahute roulante à Weymouth.