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L'HOMME QUI RIT
III

Une habitude idiote qu’ont les peuples, c’est d’attribuer au roi ce qu’ils font. Ils se battent. À qui la gloire ? au roi. Ils paient. Qui est magnifique ? le roi. Et le peuple l’aime d’être si riche. Le roi reçoit des pauvres un écu et rend aux pauvres un liard. Qu’il est généreux ! Le colosse piédestal contemple le pygmée fardeau. Que myrmidon est grand ! il est sur mon dos. Un nain a un excellent moyen d’être plus haut qu’un géant, c’est de se jucher sur ses épaules. Mais que le géant laisse faire, c’est là le singulier ; et qu’il admire la grandeur du nain, c’est là le bête. Naïveté humaine.

La statue équestre, réservée aux rois seuls, figure très bien la royauté ; le cheval, c’est le peuple. Seulement ce cheval se transfigure lentement. Au commencement c’est un âne, à la fin c’est un lion. Alors il jette par terre son cavalier, et l’on a 1642 en Angleterre et 1789 en France, et quelquefois il le dévore, et l’on a en Angleterre 1649 et en France 1793.

Que le lion puisse redevenir baudet, cela étonne, mais cela est. Cela se voyait en Angleterre. On avait repris le bât de l’idolâtrie royaliste. La Queen Ann, nous venons de le dire, était populaire. Que faisait-elle pour cela ? rien. Rien, c’est là tout ce qu’on demande au roi d’Angleterre. Il reçoit pour ce rien-là une trentaine de millions par an. En 1705, l’Angleterre, qui n’avait que treize vaisseaux de guerre sous Élisabeth et trente-six sous Jacques Ier, en comptait cent cinquante. Les anglais avaient trois armées, cinq mille hommes en Catalogne, dix mille en Portugal, cinquante mille en Flandre, et en outre ils payaient quarante millions par an à l’Europe monarchique et diplomatique, sorte de fille publique que le peuple anglais a toujours entretenue. Le parlement ayant voté un emprunt patriotique de trente-quatre millions de rentes viagères, il y avait eu presse à l’échiquier pour y souscrire. L’Angleterre envoyait une escadre aux Indes orientales, et une escadre sur les côtes d’Espagne avec l’amiral Leake, sans compter un en-cas de quatre cents voiles sous l’amiral Showell. L’Angleterre venait de s’amalgamer l’Écosse. On était entre Hochstett et Ramillies, et l’une de ces victoires faisait entrevoir l’autre. L’Angleterre, dans ce coup de filet de Hochstett, avait fait prisonniers vingt-sept bataillons et quatre régiments de dragons, et ôté cent lieues de pays à la France, reculant éperdue du Danube au Rhin. L’Angleterre étendait la main vers la Sardaigne et les Baléares. Elle ramenait triomphalement dans ses ports dix vaisseaux de ligne espagnols et force galions chargés d’or. La baie et le détroit d’Hudson étaient déjà à demi lâchés par Louis XIV, on sentait qu’il allait lâcher aussi