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L'HOMME QUI RIT

Du dehors, une voix, qui était la voix d’Ursus, demanda :

— Boy qui viens de me manger mon souper ! — dis donc, tu ne dors pas encore ?
— Non, répondit le garçon.
— Eh bien, si elle beugle, tu lui donneras le reste du lait.

On entendit un cliquetis de chaîne défaite, et le bruit d’un pas d’homme, compliqué d’un pas de bête, qui s’éloignait.

Quelques instants après, les deux enfants dormaient profondément.

C’était on ne sait quel ineffable mélange d’haleines ; plus que la chasteté, l’ignorance ; une nuit de noces avant le sexe. Le petit garçon et la petite fille, nus et côte à côte, eurent pendant ces heures silencieuses la promiscuité séraphique de l’ombre ; la quantité de songe possible à cet âge flottait de l’un à l’autre ; il y avait probablement sous leurs paupières fermées de la lumière d’étoile ; si le mot mariage n’est pas ici disproportionné, ils étaient mari et femme de la façon dont on est ange. De telles innocences dans de telles ténèbres, une telle pureté dans un tel embrassement, ces anticipations sur le ciel ne sont possibles qu’à l’enfance, et aucune immensité n’approche de cette grandeur des petits. De tous les gouffres celui-ci est le plus profond. La perpétuité formidable d’un mort enchaîné hors de la vie, l’énorme acharnement de l’océan sur un naufrage, la vaste blancheur de la neige recouvrant des formes ensevelies, n’égalent pas en pathétique deux bouches d’enfants qui se touchent divinement dans le sommeil, et dont la rencontre n’est pas même un baiser. Fiançailles peut-être ; peut-être catastrophe. L’ignoré pèse sur cette juxtaposition. Cela est charmant ; qui sait si ce n’est pas effrayant ? on se sent le cœur serré. L’innocence est plus suprême que la vertu. L’innocence est faite d’obscurité sacrée. Ils dormaient. Ils étaient paisibles. Ils avaient chaud. La nudité des corps entrelacés amalgamait la virginité des âmes. Ils étaient là comme dans le nid de l’abîme.