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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

ne donnent pas congé aux inspecteurs, la surveillance est censée continuer, mais elle s’amollit et se repose ; et les inspecteurs, émus eux aussi par l’anxiété publique et plus occupés du dehors que du dedans, ne regardaient plus le jardin, et n’avaient pas vu les deux délinquants.

Il avait plu la veille, et même un peu le matin. Mais en juin les ondées ne comptent pas. C’est à peine si l’on s’aperçoit, une heure après un orage, que cette belle journée blonde a pleuré. La terre en été est aussi vite sèche que la joue d’un enfant.

À cet instant du solstice, la lumière du plein midi est, pour ainsi dire, poignante. Elle prend tout. Elle s’applique et se superpose à la terre avec une sorte de succion. On dirait que le soleil a soif. Une averse est un verre d’eau ; une pluie est tout de suite bue. Le matin tout ruisselait, l’après-midi tout poudroie.

Rien n’est admirable comme une verdure débarbouillée par la pluie et essuyée par le rayon ; c’est de la fraîcheur chaude. Les jardins et les prairies, ayant de l’eau dans leurs racines et du soleil dans leurs fleurs, deviennent des cassolettes d’encens et fument de tous leurs parfums à la fois. Tout rit, chante et s’offre. On se sent doucement ivre. Le printemps est un paradis provisoire ; le soleil aide à faire patienter l’homme.

Il y a des êtres qui n’en demandent pas davantage ; vivants qui, ayant l’azur du ciel, disent : c’est assez ! songeurs absorbés dans le prodige, puisant dans l’idolâtrie de la nature l’indifférence du bien et du mal, contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l’homme, qui ne comprennent pas qu’on s’occupe de la faim de ceux-ci, de la soif de ceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courbure lymphatique d’une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, du cachot, et des haillons des jeunes filles grelottantes, quand on peut rêver sous les arbres ; esprits paisibles et terribles, impitoyablement satisfaits. Chose étrange, l’infini leur suffit.. Ce grand besoin de l’homme, le fini, qui admet l’embrassement, ils l’ignorent. Le fini, qui admet le progrès, ce travail sublime, ils n’y songent pas. L’indéfini, qui naît de la combinaison humaine et divine de l’infini et du fini, leur échappe. Pourvu qu’ils soient face à face avec l’immensité, ils sourient. Jamais la joie, toujours l’extase. S’abîmer, voilà leur vie. L’histoire de l’humanité pour eux n’est qu’un plan parcellaire ; Tout n’y est pas ; le vrai Tout reste en dehors ; à quoi bon s’occuper de ce détail, l’homme ? L’homme souffre, c’est possible ; mais regardez donc Aldebaran qui se lève ! La mère n’a plus de lait, le nouveau-né se meurt, je n’en sais rien, mais considérez donc cette rosace merveilleuse que fait une rondelle de l’aubier du sapin examinée au microscope ! comparez-moi la plus belle malines à cela ! Ces penseurs oublient d’aimer. Le zodiaque réussit sur eux au point de les empêcher de voir l’enfant qui pleure. Dieu